Bétonnage et décollages au milieu des volcans

Alors que nous étions sur le point d’achever la traversée entre la Méditerranée et l’Atlantique, nos plans sont chamboulés par les inondations qui ont noyé toute la basse vallée de la Garonne, sans compter que Cécile, à son corps défendant, vient de nous faire passer un réveillon agité entre l’écluse des Bernès et l’hôpital de Marmande. Mireille retourne donc en Auvergne avec notre fille, pour que le bon docteur Gannat l’examine au mieux, tandis que je ramène Chercha-Païs en solo jusqu’à Fourques, le point de rendez-vous convenu pour retrouver Jeannot. En l’absence de Mireille et de Cécile, les moments vécus avec notre ami du Sud-ouest, sa femme Corinne et leur petit Gérald, ne sont pas aussi joyeux qu’attendus, tandis que la navigation se limite à la portion congrue, puisque les écluses sont toujours impraticables après Meilhan où, pour finir, je boucle le bateau avant de rejoindre ma petite famille en Auvergne.


Jeannot, Corinne et Gérald,
sur les derniers kilomètres du canal latéral à la Garonne

En effet, il faut préparer le chantier de la coque dont Gilbert m’a passé commande en usant de sa manière inimitable, tout en flou et en gentillesse : -Tu dessines le bateau comme si c’était pour toi et que tu n’aies pas de problème d’argent… Il y a donc beaucoup à discuter et à mettre au point avant de terminer des plans que je souhaite réaliser à l’américaine, avec par exemple le tracé du moindre assemblage de bois et de la totalité des circuits. Ceci, afin qu’il n’y ait aucune incongruité durant la construction, car je redoute le mariage de la fibre "poétique" de Gilbert et de sa méconnaissance complète des choses de la mer. Loin de moi l’idée de médire de ce vieil ami du groupe spéléo, qui fait partie des personnes que j’admire, pour son parcours et ses qualités. En tandem avec Claude, sa femme, connue quand ils étaient tous deux apprentis, il est devenu l’un des grands noms de la pâtisserie auvergnate et, en partant de rien, ils ont monté le plus beau commerce de la région. D’où la formule « comme si tu n’avais pas de problème d’argent ». Autodidacte et curieux de tout, Gilbert est toujours surprenant par sa propension à établir des liens entre les sujets les plus éloignés et il est aussi la seule personne de ma connaissance capable de placer soudain une phrase qui poursuit une discussion interrompue des jours auparavant. J’apprécie également que nous ayons une relation forte dans laquelle notre différence d'age n'entre jamais en ligne de compte. Enfin, Claude et Gilbert habitent à Combronde, à une trentaine de kilomètres de Clermont-Ferrand, dans de vieux murs que Claude a aménagé avec un goût parfait et, comme Laurent à Berd’huis, ils nous avaient offert d’y loger en attendant que Cécile se rétablisse.


Gilbert et Cécile, à Combronde, au fond du jardin, sur le chantier.

Ainsi, du point de vue de l’amitié, ce chantier s’annonce au mieux, et plus encore en songeant aux retrouvailles à venir avec les copains spéléos et plongeurs de notre vie précédente, Mireille et moi. Nous prenons nos aises auprès de nos familles quand arrive une lettre d’amis de Guyane qui nous demandent si nous pouvons les accueillir à bord en juillet, en Méditerranée, pour un charter d’un mois. Voila pourquoi nous avons fait l’incursion la plus délirante possible sur le canal des Deux Mers : après avoir accompli, à quelques kilomètres près, la traversée complète vers l’Atlantique, nous allons nous en retourner à notre point de départ, à Sète ! Pour gagner du temps sur ce programme, je dois au plus vite entamer ce retour, version convoyage. Gilbert est de la partie et il se souvient encore de s’être épuisé à tourner des dizaines de manivelles et à accomplir une infinité de manœuvres d’amarres. Chaque matin, nous partons à l’ouverture de la première écluse et nous nous efforçons d’être au début d’un long bief à l’heure de la pause de midi des éclusiers, ainsi qu’après leur heure de repos du soir. Au terme de cinq jours intenses et après un coucou au passage à ceux de Castor, qui vont nous rejoindre en Auvergne, je laisse Chercha-Païs en gardiennage devant les murailles de Carcassonne.


La coque de Gilbert à l’approche du bétonnage.

De la construction, il n’y a pas grand-chose à raconter, tant c’est devenu une affaire que je maîtrise, sinon que j’ai un plaisir particulier à voir prendre forme, pour la seconde fois, une coque dont j’ai tracé les lignes. Le bétonnage, où mon frère Nano m’a rejoint, est une grande et joyeuse fête, y compris au plus éprouvant du travail. Elle se prolonge sous un bon soleil, autour des tentes plantées sur le gazon, avec un buffet froid aussi plantureux que fastueux. Claude a fait les choses en grand pour ses amis !


Mon père, encore une fois chef des mélanges.

Claude Martin, le "Tonton" du groupe spéléo.

Les acrobates au travail à l’intérieur de la coque,
une belle collection de postérieurs !

Mado, déjà portée sur la bière.

Dehors, on reste propre : Yvette, de Berd’huis, et Pimprenelle.

Le bateau des rêves de Gilbert commence maintenant à être une réalité tangible, cependant, à partir de ce mois de juin 1982, dix-sept années s’écouleront encore avant son achèvement et sa mise à l’eau. Cela me laissera le temps de changer de vie, mais aussi de partager avec Gilbert de belles aventures dans les airs, de la chute libre au parapente et à l’ULM, en commençant par le deltaplane. J’ai en effet ramené de Paris l’engin acquis sur les conseils de Michel, de Castor, et j’attends avec impatience l’arrivée de mon moniteur. Je sais déjà où nous irons décoller, me souvenant d’un dossier sur l’histoire du vol à voile en France, réalisé quand j’étais journaliste à La Montagne. Car le premier concours d’"aviation sans moteur" du pays s’est déroulé en août 1922 en Auvergne, plus précisément sur les pentes du puy de Combegrasse.


Avec Cécile, devant le chantier de Gilbert,
au montage du delta modifié par mes soins.

C’est donc sur ce volcan maigrichon que nous déplions le Skyline B qui doit m’ouvrir la porte d’un nouvel espace. Il ne fait pas beau et le vent souffle en rafale, mais à en croire Michel tout va bien. Il réalise d’ailleurs un joli petit vol pour vérifier que rien ne cloche dans la machine, avant de me la confier sur le bas de la pente pour que je me familiarise avec la gestuelle du pilotage, qui se résume à pousser, tirer et incliner le trapèze. Deux ou trois ébauches de décollage plus tard, je me retrouve en haut, pour le premier grand vol. Rétrospectivement, ce cursus en accéléré me fait froid dans le dos et d’ailleurs sur le moment, au fur et à mesure que les rafales se font plus violentes, je prends conscience de mes limites. Quels fous nous étions !


Le premier vol de Michel à Combegrass.

Pour moi, le premier décollage d’une très longue série à venir.

Mon deuxième vol.

Je suis en tous cas marqué à vie par l’extraordinaire sensation que procure l’instant où arrive la portance, quand on pousse doucement sur les montants du trapèze pour obtenir l’incidence de vol et que les pieds quittent le sol. Et comme il est grisant de fendre l’air qui siffle, en modifiant sa trajectoire d’un simple mouvement des bras, avec la tête en avant à la manière des oiseaux !


Au décollage, je contre une forte rafale latérale.

Décidément trop malmené par les rafales, je décide d’arrêter après le troisième vol et Michel, qui piaffait en attendant son tour, remonte le delta au sommet de la pente. Aux côtés de Cécile, j’assiste à ce qui sera le dernier vol de la journée : en fin de parcours, retourné par une énorme turbulence, Michel voit le delta passer sur le dos et finir dans des sapins, où il est caché à notre vue. Nous accourons vers lui, plutôt angoissés, avant de le découvrir assis sur la barre du trapèze, hilare et sans le moindre bobo ! La nuit de ce jour mémorable commence à tomber quand nous terminons de dépêtrer la toile, les tubes et les haubans pris dans les branches : aucun dégât non plus pour le matériel, c’est appréciable. Soixante ans plus tard, nous venons de réitérer les péripéties des pionniers du vol libre, heureusement sans blessure ni mort d’homme, comme cela avait été le cas à l’époque.


Le dernier vol du jour : Michel a eu beaucoup de chance !

Plus tard, sans notre moniteur, Gilbert et moi nous poursuivons nos expériences de vol sur les volcans. Ne doutant de rien, j’améliore le profil du bord d’attaque de mon delta en y cousant de la toile provenant d’un vieux génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant. : encore une fois, je frémis en songeant à ces errements.


Gilbert, après un petit crash au puy des Gouttes : nous redécollerons
avec un montant de trapèze cassé, rafistolé avec des branches de genêt…

Je teste aussi les reliefs de la région de Sète, en compagnie de Nanard, un ami de Maurice et Évelyne, deltiste et constructeur amateur de bateau. Là-bas, je me souviens d’être resté longtemps à hésiter avant de m’élancer d’une petite montagne très caillouteuse, car le vent était irrégulier, jusqu’à ce que Cécile me lance : -Courage, papa ! J’y suis allé sans réfléchir pour ne pas la décevoir, et j’ai complètement raté ce décollage. Bilan, encore un montant de trapèze tordu et une cheville foulée…


Près de Sète, sur les dunes de la pointe de l’Espiguette, avec Cécile et Nanard.

(janvier-juin 1982)