Nulle part ailleurs...

Calme plat ou furie des éléments, moteur ou deuxième risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., la Méditerranée est sans nuance et les parents de Mireille sont aux premières loges pour en pâtir. Le pire est même à craindre au vu de la destination prochaine, le royaume du maître des vents, Éole en personne ! Après les affres de Capri, voici le fiasco du départ vers les îles Éoliennes, ou comment, sur la foi de prévisions trompeuses, nous sommes contraints de faire demi-tour vers Amalfi, vaincus par la mer, le vent et le froid, après trois heures de lutte. Sage décision, la météo suivante annonçant force 10 pour la nuit… La seconde tentative se solde par un demi-échec, puisqu’au terme de six heures de bagarre nous relâchons au milieu du golfe de Salerne. En entrant à San Marco, surprise, un chalutier amarré là bat pavillon français et derrière lui, sur le quai, une petite nana nous hèle en faisant de grands signes. Son mec accourt, nous passe une aussièreaussière : gros cordage pour l'amarrage ou le remorquage. et participe à la manœuvre, nous laissant ébahis de voir un patron pêcheur prêter la main et son matériel à des plaisanciers ! C’est que Bernard n’est pas un pêcheur comme les autres, nous allons le découvrir en passant la soirée avec lui et Apa, sa femme, une Pascuane à la beauté mi-inca et mi-polynésienne. Ils viennent d’acquérir ici ce gros thonier, la Santa Rita, et attendent un équipage pour le ramener dans le Midi avant d’aller faire la pêche au large de l’île de Pâques. Bernard est un passionné de la mer, des poissons et des cétacés qui a pêché un peu partout et de toutes les façons ; il a aussi fait de l’océanographie, travaillé dans un seaquarium en Floride et embarqué avec Cousteau sur la Calypso… Intarissable, d’autant qu’il n’a pas parlé français depuis quatre mois qu’ils sont à San Marco, Bernard est l’archétype de l’aventurier comme on les apprécie, parti de rien, fait tout seul, autodidacte, un peu instable peut-être, mais d’une jeunesse et d’une énergie inépuisables, à l’instar d’Apa, au rire et au tempérament très sud-américains.


À San Marco, avec la Santa Rita, le thonier de Bernard et Apa.

Notre descente vers le sud se poursuit au moteur, avec une escale à Marina de Camerota, ville lépreuse d’où nous repartons droit vers les îles Lipari, le matin de la saint-Sylvestre. Ce n’est pas la fête, le moteur va ronfler pendant près de 120 milles et nous sommes engoncés dans tous nos pulls, avec de grosses chaussettes sur les mains en guise de gants, tellement il fait froid. La tradition est respectée malgré tout, puisqu’au moment des douze coups nous approchons du Stromboli, avec toutes les étoiles à la parade dans un ciel bleu nuit : le sommet du volcan rougeoie et les embrassades de la bonne année sont ponctuées de la plus belle de ses éruptions, projetant un feu d’artifice de bombes volcaniques, suivi d’un gros nuage cramoisi. Dans les relents de soufre et de terre brûlée, un cargo qui passe par là lance une fusée verte vers notre étrave, cela fait chaud au cœur. Toujours réduit à l’état de ferry-boat, notre fier voilier passe ensuite entre Stromboli et le Strombolicchio, qui porte un petit phare, puis fait un large détour pour parer les dangers non signalés qui débordent l’île de Panarea et, au petit jour, il touche Lipari.


Les grands-parents de Cécile, au départ de Marina de Camerota.

Le bateau laissé cul à quai entre un chalutier et la vedette des douanes, et les oreilles encore bourdonnantes de cette débauche de moteur, nous partons tous en ville, où se vérifie une tradition italienne peu ragoutante : en effet, pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, en plus des épluchures et du jus de nouilles habituels, les familles balancent par la fenêtre tout ce dont elles ne veulent plus ! Le temps de goûter l’architecture disparate et l’ambiance de port de pêche assoupi de Lipari, la capitale des îles Éoliennes, je reviens seul au bateau et bien m’en prend. Un petit vent s’est levé, dans le mauvais sens, cela va de soi, et le bateau tape à la fois dans une grosse bouée métallique et dans la vedette des douanes, tandis que les amarres se sont emmêlées dans le pilote. Désormais, il faudra toujours quelqu’un à bord ! Je m’échine à dépatouiller les bouts, quand un type de la douane vient me dire qu’on peut s’installer sur le coffre de la police, et il va jusqu’à m’aider à la manœuvre. Quelle sollicitude pour les inconscients qui naviguent en hiver…


Lipari, capitale des Éoliennes, où tous les bateaux sont au sec.

Lipari et sa baie (nous sommes mouillés au fond), au loin Panarea et le Stromboli.

Réunie sur le quai, la famille est alors arraisonnée par un vulcanologue fou qui, de but en blanc, nous fait un cours sur les volcans du coin, en employant des mots presque tous inconnus (y compris de moi, pourtant titulaire d’une maîtrise de géomorphologie). Il n’y a pas moyen de l’arrêter, il est trop heureux d’avoir trouvé un public francophone :
-À mon humble avis, finit-il par nous déclarer, j’ai fait la découverte la plus importante du siècle, mais personne ne l’a encore admis...
Si j’ai bien compris, il a établi que les tremblements de terre et les éruptions sont provoqués par les variations de la vitesse de rotation de la terre… Sur ce, l’aliscafo du Stromboli arrive et l’illuminé part en courant au débarcadère. Ouf !


Dans les Bouches de Vulcano, au loin les sommets de Salina.

Lancés le lendemain à la découverte de l’île, Mireille et moi, nous commençons par les jardins de la citadelle et la vieille ville, avant de grimper sur les hauteurs. Cette contrée est l’eldorado du géologue : de gros blocs d’obsidienne servent par exemple à bâtir les murs et en mer dérivent des bancs de pierre ponce (Lipari en possède à l’époque la carrière la plus importante au monde). C’est d’ailleurs la première chose que Cécile a noté et, longtemps pour elle, « les îles l’Otarie », comme elle s’amuse à les appeler, seront celles des « pierres qui flottent ». Le grand beau temps nous permet de voir aussi bien le Stromboli s’empanacher de noir lors de ses éruptions, que l’Etna recouvert de neige, ainsi que les deux extrémités de la Sicile, le détroit de Messine et l’Italie péninsulaire. L’après-midi, pour compléter la prise de contact avec l’archipel, nous partons tous à la voile dans les bouches de Vulcano où se dressent de beaux obélisques volcaniques.

Quatre jours de temps calme, on ne saurait en demander davantage à Éole. C’est donc dans des rafales d’ouest de force 6 à 8 que nous partons pour la brève traversée vers l’île de Vulcano, dont le semblant de port est assez abrité pour que nous nous y mettions à quai. Après le repas, deux équipes sont formées, Cécile et moi en bas, les autres sur le volcan. À deux pas du mouillage, je parcours ainsi avec ma fille une colline de soufre aux formes torturées, avec grottes et fumerolles, dominant un lac de boue tiède et une mer qui bouillonne de sources chaudes. Le vent furieux de la tempête s’ajoute au tableau, pourtant Cécile n’est pas du tout émue par cette ambiance particulière et tente même d’éteindre une fumerolle en faisant pipi dessus !


Cécile assaillie par la tempête au Vulcanello.

C’en est bien terminé de la tranquillité et personne ne ferme l’œil de la nuit, entre les rafales qui font hurler le gréement, les amarres qui cassent et le crépitement des cendres volcaniques emportées par la tempête. Au jour, je pars néanmoins à l’assaut du Vulcano -le père de tous les volcans du globe-, de ses blocs d’obsidienne et de ses fumerolles qui halètent en laissant de belles fleurs de soufre dans leurs évents. Le magnifique cratère, avec au fond un lac de boues séchées, fait un paysage complètement lunaire ; la vue extérieure n’est pas moins remarquable avec une mer démontée qui m’envoie ses embruns jusque sur ce sommet, tandis que pour résister aux bourrasques je dois me mettre à quatre pattes sur la crête.


Les solfatares du sommet de Vulcano, au-dessus de la mer en furie.

Cratère, fumerolles et blocs d’obsidienne.

À mon retour, la situation à quai devient intenable et nous manœuvrons pour nous mettre à l’ancre, l’arrière à quai. Les sorties se limitent à de courtes escapades à tour de rôle vers les deux plages de sable noir impalpable qui encadrent les petits cratères du Vulcanello. Au soir, la houle entre en grand dans le mouillage et la météo annonce un coup de vent de NE : il faut décamper d’urgence ! Pour la première fois, les batteries sont à plat et il est heureux que le moteur démarre aussi à la manivelle. Rapatriement à Lipari, le seul abri correct de l’archipel pour ce vent, ce que prouvent les trois cargos venus mouiller dans la baie pour attendre que cesse la tempête. Nous avons vraiment envie de nous planquer quelque part en laissant passer les mauvais mois, mais où ? J’en ai discuté avec le gars qui m’a aidé à prendre le corps-mort et qui connaît bien ce secteur de la Méditerranée : il ne voit guère de ports où hiverner, à part Lipari, à la rigueur, Syracuse, peut-être, et Malte, où la main-mise des Libyens complique beaucoup les choses. En revanche, il a une certitude : il ne remettra plus jamais les pieds en mer Égée en cette saison. Trop de vent, de neige et de brouillard ! Il n’est pas le premier à nous dire cela…

Orages, grêle, pluie, blizzard. Durant quatre jours, les ferries, qui sont pourtant costauds, ne sortent qu’une seule fois. En désespoir de cause, les parents vont visiter le musée (deux salles pleines de tessons d’amphores) et Papy s’offre une séance de barbier : après un rasage très raffiné, il a la surprise de se voir couper les poils du nez, des oreilles et des sourcils ! Quelques heures d’accalmie précèdent la pire météo jamais entendue, avec une série de dépressions couvrant toutes les zones entre le cercle polaire et la Tunisie. Chez nous, cela ne s’est traduit que par un violent grain qui a bousculé une grappe de chalutiers mal amarrés : on était là pour les recueillir, d’où plusieurs chandeliers pliés… Les parents n’en peuvent plus, c’est compréhensible, et prennent le ferry à la première occasion pour rejoindre leurs pénates.

Enfin, un bulletin de 7 h -c’est dur une météo si matinale- donne des prévisions civilisées et nous pouvons appareiller vers le détroit de Messine. Jolie brise, mer belle, un peu de soleil sur le froid de saison, c’est une navigation paisible, tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier. déployé. Le vent nous abandonne aux approches du détroit, assez beau avec le soleil bas qui accentue le relief et fait briller les grandes coulées de neige de l’Etna. Dans ce passage où se croisent cargos et ferries, c’est à peine si quelques tourbillons rappellent la légende de Charybde et Scilla. À Reggio de Calabre, nous nous installons dans un bassin désert, si l’on excepte trois voiliers inhabités et les vedettes des douanes. D’ailleurs, un douanier arrive en grand uniforme. Aïe, ça fait deux semaines qu’on n’est plus en règle… L’homme note le nom du bateau puis vient nous demander pourquoi on navigue en hiver. Il en oublie la paperasse et, se retenant de dire qu’on est complètement malades, il se contente de marmonner : -Moi, j’ai une maison, avec le chauffage et la télé, là-haut, c’est bien, en hiver...


Dans le détroit de Messine, nous venons de passer Scilla (Charybde est sur la rive sicilienne, près de Messine).

La zone portuaire n’est pas plaisante, coupée de la ville par la voie ferrée, et nous y sommes harcelés par des désœuvrés, des taxis, des soi-disant prestataires de service et de faux "capitaines de port"… Et puis arrive Claudio, un régatier du coin, la trentaine, qui insiste pour nous emmener en voiture au club nautique, prendre un café et une douche. Devant ce club à l’anglaise, avec fauteuils profonds, gravures anciennes, billard et feu de bois dans une grande cheminée, tous les bateaux des membres sont au sec et nous n’allons pas tarder à comprendre pourquoi. Notre nouvel ami nous montre ensuite la ville, dont le patrimoine se résume à des murs grecs, des thermes romains et des églises plutôt moches car un tremblement de terre a fait de grosses destructions en 1908. Il nous conduit pour finir dans la banlieue nord de Reggio, embaumée de senteurs de bergamote, où il habite en haut d’un immeuble ; la baie vitrée du salon domine le détroit et, après avoir repéré aux jumelles le nom des cargos qui passent, il tente de les contacter par radio pour échanger pendant quelques minutes. Son gagne-pain de photographe archéologique de la province ne le passionne pas et, pour lui, la rencontre de Chercha-Païs est une aubaine ; d’ailleurs, il ne nous lâche pas, il prépare le repas -c’est un chef- et nous terminons la soirée en écoutant de la bonne musique devant le feu qui pétille.

Dix minutes après notre retour à bord, l’enfer commence avec une tempête de nord-ouest. La darsena, qui paraît protégée, piège en fait les vagues qui ricochent sur les quais et s’entrechoquent en créant un ressac épouvantable. C’est le même phénomène qu’à Capri, mais d’une intensité record. Dantesque, c’est le moment ou jamais d’utiliser le mot. Les amarres cassent, cela empire et vers minuit on commence à craindre d’être fracassés contre le quai tellement on y est projetés violemment. Toutes nos défenses éclatent les unes après les autres comme des ballons de baudruche et nous courons sous les éclairs et les trombes de grêle pour dénicher deux malheureux pneus. Cela ne suffit pas, bien sûr, et nous en sommes réduits à tenter de déborder le bateau à la main ! Vers trois heures du matin arrivent deux douaniers traînant une énorme défense de remorqueur, encore une fois une scène inimaginable en France. Cela a probablement sauvé le bateau qui avait déjà cogné plusieurs fois violemment contre le quai, y détruisant son pavoispavois : prolongement de la coque, au-dessus du pont. bâbord. Les voiliers voisins subissent aussi des dégâts, un trimaran a son arrière défoncé, tandis que les pavoispavois : prolongement de la coque, au-dessus du pont. des deux autres partent en miettes ; les amarres cassent partout, y compris sur les vedettes de la douane, on s’entraide comme on peut en s’occupant des bateaux orphelins et le petit jour arrive.

Quand la grosse défense finit par se crever elle aussi, la situation est de nouveau critique. Claudio arrive à point nommé et fonce au club pour ramener des pneus de camion avec sa voiture. Puis il emmène chez lui Mireille et Cécile et revient m’aider à surveiller les amarres qui continuent à se rompre. Je réussis à traverser la darse en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. pour porter une aussièreaussière : gros cordage pour l'amarrage ou le remorquage. en face et, dans un vent qui vaut celui de Bonifacio, cette manœuvre toute simple est une lutte terrible ! Comme le bateau est invivable, nous restons toute la journée dans la voiture, à récupérer les pneus partis à la dérive, à sortir des coffres nos dernières longueurs de cordages et à parer au plus pressé pour les autres voiliers. Claudio retourne s’occuper des filles et me laisse affronter une seconde nuit blanche, alors que je suis ivre de fatigue. Le cirque ne prend fin que dans l’après-midi et, aidé de Claudio, je manœuvre alors pour mouiller sur l’arrière et utiliser le bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. en passerelle. Je reviendrai dormir seul à bord après le souper chez notre sauveur.

Au matin, l’embellie se confirme et nous nous retrouvons tous chez Claudio pour le repas traditionnel du dimanche, c’est-à-dire que nous passons toute la matinée à préparer des pâtes fraîches, les ferrazzuoli typiques de la ville. On en a plein les bras... Au menu, amuse-gueule plus ou moins pimentés, crudités, ragoût calabrais (bœuf, porc, saucisses…), escalopes panées (en fait du beefsteak), fromages du pays, dessert sicilien (beignets au fromage blanc et fruits confits) et expresso, le tout arrosé de vin de la vigne de Claudio. À table avec nous, Gemma, la sœur de Claudio et son mari Nicolas, un guitariste virtuose qui dirige les chants du folklore calabrais et sicilien qu’entonne la famille ; en entracte, Gemma nous présente les marionnettes du cru, avec le bandit local qui s’impose, mais aussi d’autres personnages en armure, comme Roland de Roncevaux, qu’on ne s’attendrait pas à trouver sous ces cieux. Tard dans la nuit, les convives s’entassent dans une voiture pour traîner le long du détroit, notamment à Scilla où les gros bateaux de pêche sont tirés au sec loin à l’intérieur, devant la porte des maisons ou sur la place publique. Sage précaution, car l’année précédente, le port de Scilla a été entièrement détruit ! Nous serons encore invités dans la famille de Claudio, et tous vont s’ingénier à nous faire découvrir et aimer leur province chérie, de la gastronomie à la musique et aux traditions.

À propos de bateaux, Claudio nous éclaire sur quelque chose qui nous a laissés perplexes dans la région de Naples. On y voit beaucoup de puissants runabouts entièrement peints en bleu nuit, hublots et panneaux compris, invariablement pilotés par deux loubards, qui font de discrètes apparitions nocturnes. Des contrebandiers, à l’évidence. Le plus intriguant, c’est qu’ à Naples une centaine de ces bateaux, tous pareils, sont amarrés bien en vue dans la journée. Ce sont en effet des contrebandiers, qui se font livrer des cigarettes américaines par des cargos en haute mer, tout à fait officiellement. Ces gens font vivre des milliers de familles de la ville, en vertu de quoi leur syndicat a tous les pouvoirs, la douane n’ayant jamais pu faire quoi que ce soit à leur encontre. À en croire Claudio, la ville de Naples est un sujet inépuisable pour les amateurs d’insolite et de débrouillardise en tous genres : il y existe par exemple le petit métier de rajeunisseur d’yeux de poissons…

La pause de temps calme est éphémère et lors d’une nouvelle journée de festival d’amarres, en essayant de sauver la passerelle du bateau d’à côté, que je pense inoccupé, j’entends gémir à l’intérieur. C’est ainsi que nous faisons la connaissance de Sibylle, une québecoise dont le compagnon est pour l’heure moniteur de ski dans les Alpes. Encore quelqu’un qui apprécie de pouvoir parler ! C’est une sympathique bourlingueuse, bien marrante, aux expériences très variées. Nous prenons le repas ensemble à midi et le soir nous sommes réunis chez Claudio. La météo est le grand sujet du moment car après avoir subi la tempête de l’année, nous endurons trois jours durant le déluge du siècle, paraît-il, avec coups de vent et sarabande dans la darse. Dans la région, c’est le cataclysme, électricité coupée, villages isolés, maisons inondées, gros dégâts sur toutes les côtes et dans les ports, notamment celui de Marina de Camerota où nous avions relâché, qui a été anéanti… Nous qui regrettions l’abri de Lipari, nous apprenons par la télé que le môle a été emporté, comme celui de Vulcano, et que des dizaines de bateaux ont été coulés ou brisés, jusque sur les plages où ils avaient été tirés ! Chercha-Païs a même eu droit aux honneurs du journal du soir : il faut dire que les mouvements des voiliers de la darse sont très spectaculaires.

Jusqu’à ce que Gianni, son "capitaine", revienne de la montagne, Sibylle passe du temps à bord à jouer avec Cécile ou à travailler les échecs avec Mireille. Gianni est un italien du Nord qui ressemble à notre cher Eddy de Neola, posé, chaleureux, plein d’humour ; c’est aussi un marin puriste qui a en horreur son bateau actuel, baptisé Haute Claire (allusion à Durandal), une coque de série en plastique. Nous parlons beaucoup tous les deux, car il est partisan du ferro-ciment et de la construction amateur, et je finis par lui présenter un plan traditionnel, genre Colin Archer, pour lequel il a le coup de foudre. Nous convenons d’un prix pour ma participation et les choses avancent entre nous jusqu’à préciser la date et le lieu de construction. Projet resté sans suite ; des années plus tard, je retrouverai Gianni aux Antilles, toujours avec son Dufour 35, mais sans la charmante Sybille.

Un matin, occupé à réparer les balconsbalcon : bastingage à l'avant ou à l'arrière d'un voilier. arrière, je vois l’étrave d’un voilier vert sombre qui approche de l’extrémité du quai. Aussitôt je pense à Jean de la Lune, un bateau connu aux Antilles au retour de Guyane. C’est bien lui, avec à bord, Bernard, arrivant de Tahiti accompagné de Françoise, la "demie" (Polynésienne métissée) qui a succédé à la compagne que nous lui connaissions. Il pensait s’installer comme fermier marginal en France, mais un bref séjour exploratoire l’a découragé et ils cravachent pour retourner dans le Pacifique. Eux aussi nous disent que la Grèce en cette saison est infernale… Nous avons énormément d’amis et de connaissances en commun et il nous faut deux jours pour en faire le tour, pour se raconter un peu nos aventures et échanger livres, cartes, bonnes adresses et recommandations. Cela fait de belles tablées avec ceux de Haute Claire et Claudio, à grand renfort d’anecdotes, de photos et de recettes de cuisine; il y a bien longtemps que trois équipages n’ont pas été réunis sur Chercha-Païs. Parmi les figures marquantes évoquées, Wakelam, ceux de Lihou, Cipango, Dolphus, Marie-Michèle… et même Claude Martin, le gourou du groupe spéléo ! Le monde est petit.


Jean de la lune à Reggio de Calabre.

Le dernier soir, la fine équipe se retrouve encore chez nous : Claudio s’est chargé des vins (notamment un zibibbo remarquable, cépage de Scilla), Sibylle, du riz cantonais, Gianni, de la tarte à l’ananas et comme second dessert, Claudio a prévu une spécialité de Reggio, dont il nous dit :
-Nulle part dans le monde vous ne mangerez une chose pareille.
C’est certain. Et Claudio aurait mieux fait de ne pas nous annoncer à l’avance la composition des petites tartelettes au chocolat que nous avons dans nos assiettes. La sanguinaccio dolce qui les garnit est un mélange de chocolat, de raisins secs, d’écorces de citron ...et de sang de porc ! À l’œil on ne décèle rien de cette abomination et si Claudio n’avait pas vendu la mèche, on aurait trouvé un goût bizarre à ses gâteaux, sans plus. Le sachant, il est difficile de se délecter et à la digestion on a l’impression très nette d’avoir fait des abus de boudin. Pourquoi donc le lendemain nous reste-t-il tant de tartelettes ?

(décembre 1980-janvier 1981)