Une mer au goût antique

L’âme grecque va se révéler à nous en mer Égée. Les eaux ioniennes, que nous sommes sur le point de quitter, ont été l’occasion de quelques contacts avec les autochtones, tous cordiaux à l’image de la vieille aux cinq drachmes, toutefois sans commune mesure avec ce que chacune des Cyclades va nous offrir en matière de tranquille humanité. Un exemple parmi cent : nos premiers pas sur l’île de Serifos aboutissent devant ce qui semble être une épicerie. La porte poussée, nous découvrons le tenancier en train de ravauder un filet au milieu de la boutique, tout en discutant avec un copain. Sans un mot, l’homme nous fait asseoir, va chercher une orange dans ses provisions -il ne vend pas de fruits-, il la pèle et nous l’offre avec son plus grand sourire, faisant un geste des bras pour se désoler que nous ne puissions pas échanger en paroles ; à notre départ, il ajoute une autre orange dans notre sac de victuailles. L’hospitalité naturelle des petites gens de la Grèce insulaire ne se démentira jamais. Nous aimons à penser que cette tradition est l’héritage d’une civilisation fondatrice.


Mireille à la barre à l’entrée du canal de Corinthe, côté mer Ionienne.

Le passage d’une mer à l’autre, par le canal qui perce l’isthme de Corinthe, est un moment fort, car les proportions de cet ouvrage de 1884 en imposent. Non moins impressionnant est le fait que sept siècles avant notre ère, les bateaux transitaient déjà à travers l’isthme, à sec, sur un chemin de bois sans cesse perfectionné par la suite. Par rapport à la marmite de sorcière subie à Corinthe, le débouché du canal dévoile un autre monde d’eaux apaisées, de douce chaleur, de dauphins sautant dans le soleil et de vent portant. Un vent établi, fait rarissime, emplissant nos voiles en ciseauxciseaux (voiles en) : se dit des voiles établies d'un bord et de l'autre, au vent arrière., tangonnées, jusqu’à l’île d’Égine, une terre parmi la multitude de celles qui, ici, cachent la vue de la mer libre.


Au milieu du canal, derrière un navire marchand.

Égine est un port où la place ne manque pas, une bourgade vivante, touristique mais très agréable, avec des gens en short ou en maillot de bain aux terrasses des cafés. Une semaine après avoir claqué des dents sous la neige, on oublie pulls et chaussettes et une envie de baignade nous passe même par la tête. On revit. Afin de récupérer le courrier, je file au Pirée par l’hydroglisseur avant de prendre un métro aux voitures en bois vernis qui traverse d’affreux faubourgs, où chaque terrain vague est occupé par les tentes des réfugiés d’un récent tremblement de terre (une réplique vient tout juste de faire dégringoler quelques balcons de plus). Je débarque au pied de l’Acropole, noyée dans une grande ville moderne très polluée, enlaidie d’échafaudages, de pylônes et d’antennes, c’est vraiment décevant. Quant au courrier, j’arrive trop tard, il est reparti en France…


Au Pirée.

Le grappillage des Cyclades commence par l’insignifiante traversée vers Moni, l’île déserte voisine, où dans les pinèdes et parmi une profusion de fleurs s’ébattent une troupe de paons et deux poneys, qui font les délices de Cécile. Un autre saut de puce nous ramène à Égine où l’ancre tombe, le temps du repas, devant le village de pêcheurs de Perdika. Cet aller-retour amuse notre fille, pour qui les deux îles deviennent Régine et Monique. C’est ensuite Poros, pour une soirée et une nuit dans le mince chenal séparant cette île du Péloponnèse : devant ce bourg très vivant s’étend une belle rade où sommeille, vision étrange, un cuirassé rescapé de la bataille des Dardanelles.

-Vite ! Il y a du vent, c’est le moment d’en profiter !
C’est ainsi que nous repartons de Poros avant le lever du soleil, dans l’intention d’aller mouiller au pied du cap Sounion. Alors que nous approchons du site illustre, le meltem démarre, ce qui n’est pas une bonne chose dans ces parages. L’idée de départ est abandonnée sans regret, car aux jumelles il apparaît qu’un grand motel a été construit au pied des colonnades du temple antique. Quelle horreur ! Sur notre lancée, nous visons un moment l’île de Kea (Zea), avant d’obliquer vers Kithnos (Thermia) où se trouve la baie d’Apokriosis, bien protégée de ce meltem, le mistral à la sauce grecque. Après les manœuvres, normalement, le silence revient, mais en l’occurrence l’atmosphère est emplie du coassement des crapauds qui semblent à leur affaire dans les deux torrents aboutissant au fond de la baie. Leurs eaux ont formé des fonds de vallée fertiles où l’intensité du vert de certains pâturages n’a rien à envier à ceux de Normandie, d’autant que s’y trouvent quelques vaches jersiaises.


Les murs de Kithnos.

Tout de suite à terre, nous savourons ce petit coin des Cyclades au décor parfaitement composé : une chapelle sur le côté de la plage, des bergeries bâties avec des pierres plates faites d’un gneiss évoquant les lauzes et de longs murs à l’appareillage très particulier courant sur les pentes, travail considérable commencé sans doute il y a deux ou trois millénaires. Les murs sont arrondis et épousent le relief alors que les constructions ont une rigueur géométrique absolue. De-ci de-là des aires de battage, des abreuvoirs taillés dans la pierre, tout comme les citernes des sommets et même quelques charnières de portes ! L’empreinte de l’homme est toujours harmonieuse, avec les bergeries couleur de rocher, les chapelles au blanc étincelant, les formes et les nuances variées des diverses parcelles, les longs cheminements des murs, qui répondent au jaune doré des plages et au vert profond de la mer.


Yassou !

Nous y passons des heures, moi dans les hauteurs, Mireille et Cécile explorant les élevages, vaches, mulets, basse-cours, cochons et porcelets. Au sommet d’une île reliée à la terre par une mince langue de sable, je trouve une chapelle qui abrite des icônes défraîchies, des ex-voto, des fûts et des chapiteaux antiques en marbre, usés par le vent. Une atmosphère prenante que les gens complètent à merveille : celui-ci qui accourt du fond de son domaine en agitant les bras, criant Yassou ! (Salut). Il s’approche pour faire bouger son mulet qui bloque le passage.
-Efkharisto ! (Merci)
Ces deux grands-pères venus aérer leur petite maison, qui insistent pour nous offrir l’hospitalité. Ou, le soir, ce duo de pêcheurs, Myrsos et Myrsos, venus nous saluer à bord et qui enchaînent des histoires auxquelles on ne comprend pas grand-chose malgré leurs gestes. L’un d’eux marche sur de belles chaussettes, mais n’a comme culotte qu’un pantalon largement ouvert à la place de la braguette, et l’autre est pieds nus depuis au moins cinquante ans à en juger par la corne de ses pieds. Nous partageons la retsina et ils repartent pêcher ; si nous étions restés le soir, ils nous auraient à coup sûr ramené quelque chose. L’escale de Kithnos est en outre l’occasion de remettre en service la planche à voile, après avoir tout doucement, sans démarrer le moteur, gagné une autre anse ; enfin, à la tombée de la nuit, toujours à la voile pure, nous allons à Merikha, le port de l’île où nous espérions acheter quelques vivres, mais l’endroit n’a rien d’autre à nous offrir qu’une nuit au calme.


Un recoin de la baie d’Apokriosis à Kithnos.

Pour la suite, le vent du lendemain nous laisse le choix entre Kea et Syra, sauf qu’en route, nous optons pour Serifos. La population de cette île s’est installée sur les hauteurs, probablement pour prévenir les attaques des barbaresques : trois hameaux perchés sont désertés et seul survit le village principal de Livadhi, établi sur un site remarquable. Trois cents mètres au-dessus de la baie, c’est un dédale d’escaliers blanchis à la chaux, tout en arrondis serpentant entre les maisons et les rochers, entre les chapelles et le vide, où se mêlent pigeons et mouettes. Il ne faut pas attendre longtemps pour qu’un pope tout de noir vêtu vienne mettre la touche finale dans ce décor éclatant... Du sommet du village, le regard embrasse la totalité des îles alentour, au-dessus de la mosaïque des toits en terrasses d’où surgissent des dômes d’églises peints en rouge ou en bleu de fête foraine.


À Serifos, le village perché de Livadhi.

Encore une journée pour savourer l’ambiance de Serifos et nous partons au petit matin vers Paros. Le vent, très favorable en direction, nous fait à nouveau changer d’avis en route, pour mettre le cap sur Syros, le chef-lieu des Cyclades ; une grande ville aux maisons blanches y escalade le relief mais, préférant une escale plus typique, nous poursuivons finalement vers Tinos. À peine les amarres sont-elles raidies qu’un pêcheur nous offre trois raies, une araignée de mer et deux autres poissons. Puis un Grec qui parle bien notre langue s’enquiert de nos besoins éventuels et nous invite à prendre un café au Club Nautique (en français dans le texte), bar agréable qui cultive une ambiance nautique. Quel accueil ! Les bonnes surprises continuent à notre retour au port, puisqu’un second pavillon tricolore flotte devant le quai, celui de Dum’s, équipage Luc et Marie-Françoise, de sympathiques convives avec qui partager notre poisson de bienvenue. Ce couple très comme il faut, à l’image de leur bateau, s’octroie de longues vacances en Grèce et n’a donc pas l’état d’esprit des routards des mers ; il n’empêche, nous aurons beaucoup de plaisir à les retrouver d’une île à l’autre.

Quatre jours durant, pour cause de meltem trop fort -Tinos était dans la mythologie l’une des résidences d’Éole-, nous explorons ce nouveau domaine, à commencer par sa basilique qui est un sanctuaire important pour les Grecs. Le monument se distingue ainsi par des ex-voto peu ordinaires : dans cette église orthodoxe, comme toujours surchargée d’enluminures, des centaines d’encensoirs d’argent pendent du plafond, chacun d’entre eux servant à supporter le symbole de l’action de grâce, un bras, un œil, une main… Il y a aussi de nombreux bateaux, le plus beau étant un voilier avec la moitié d’un énorme poisson dépassant de la carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau. : le navire était en train de couler par suite d’une voie d’eau, quand un poisson miraculeux est venu se ficher dans l’ouverture béante, sauvant l’équipage ! Après avoir fait avec elle l’inventaire de ces trésors, j’emmène Cécile sous la coupole pour qu’elle touche les cloches, mais elle désire surtout retourner voir les pélicans familiers qui déambulent sur le port…


Tinos, le Lourdes des Cyclades.

Cécile et l’un des pélicans de Tinos.

Le soir, nous mangeons à la grecque sur Chercha-Païs ou Dum’s, en compagnie, à l’occasion, de notre pêcheur prodigue, qui s’est révélé être un Égyptien prénommé Mohammed (naturellement, nous avons porte ouverte chez lui, à Alexandrie). La journée, les équipages se retrouvent au hasard de ruelles et de placettes méditerranéennes en diable, où le marbre foisonne et où les Grecs sirotent l’ouzo et le café, nous invitant parfois à venir nous asseoir à leur table. Nous avons aussi la chance d’assister à une grande fête orthodoxe, avec tous les enfants des écoles, les corps constitués et la fanfare, qui suivent un groupe de popes décorés comme des sucres d’orge et portant des reliques.


L’auteur de ces lignes, Mohammed, Marie-Françoise et Luc, de Dum’s.

Changement de décor complet avec l’île suivante, Delos, pelée et inhabitée, mais comme on le sait riche de témoignages helléniques. C’est ainsi que Chercha-Païs aborde au port antique, où ne se trouve qu’un caïque de pêche. Les gardiens de l’île prennent nos amarres et nous leur offrons l’ouzo, comme de juste. L’impression n’est pas très forte à l’arrivée sur le site, qui est un champ de rochers et de ruines d’où émergent ça et là des groupes de colonnes. L’un des gardiens, qui a connu des jours meilleurs, nous prend en charge pour une visite privée, commentée en français d’une voix monocorde au possible, en égrenant une infinité de dates :
-Le théâtre, achevé deux cent cinquante ans avant zizicri… le temple des Athéniens quatre cent vingt ans avant zizicri, etc.
La promenade commence par la ville, le théâtre, l’hôtel, les boutiques, les rues et les maisons ; c’est vraiment prenant, car l’ambiance des lieux a traversé les âges grâce au bon état des murs, des dallages et des mosaïques riches et inventives dont les couleurs viennent de différentes pierres minuscules, réunies là depuis tous les horizons de la Méditerranée ; grâce aussi à des objets intacts, outils ou mobiliers de marbre. Il est clair que l’architecture antique ménageait soigneusement la place de l’ombre et celle du soleil, et combinait l’esthétique et le pratique. Particulièrement frappant est le système concernant l’eau potable, encore fonctionnel, atrium, canalisations, citernes, puits, filtres, piscines, baignoires… Bien que les seuls habitants d’aujourd’hui soient de gros lézards cuirassés, nous n’avons pas l’impression de visiter un musée dans cette ville, alors que la partie sacrée, les lions fameux, les trésors, les grands portiques, ne nous a pas procuré d’émotion particulière. Le guide, décidément en bout de course, nous laisse monter seuls au Cynthe, pour voir l’Antre, une curieuse construction qui débouche sur une grotte : là était le plus ancien lieu de culte d’Apollon sur l’île, devenu par la suite un sanctuaire d’Héraclès. De ce relief, le paysage marin et la vue d’ensemble sont hélas gâchés par les vilains bunkers du musée et des bâtiments d’intendance.
-Kalispera, monsieur le guide. (Bonsoir)
Il n’est pas autorisé de passer la nuit sur l’île, mais nous en aurons une réminiscence le lendemain sous la forme d’une omelette aux asperges sauvages cueillies dans les ruines.


La maison de Cléopâtre et ses statues.

Le site de Delos vue de l’antre du Cynthe.

L’un des célèbres lions de Delos.

Nous la dégustons à Mykonos, avec nos amis de Dum’s. Au cours de cette soirée comme nous les aimons, les grands mettent gentiment Cécile en boîte après qu’elle nous ait raconté qu’à Delos elle a encore vu Melabi, le "Grec dans sa cabine". Notre fille l’avait déjà reconnu sur le quai de Tinos et c’est vrai qu’ils se ressemblaient, ces deux jeunes pêcheurs, grands, minces, aux cheveux sombres et bouclés… La veillée est écourtée par un regain de violence du vent d’est qui nous pousse sur les blocs de la jetée ; on joue au mieux avec les amarres, mais notre position reste problématique et il n’est pas question de se coucher. En effet, vers une heure du matin, comme toujours, une bourrasque fait déraperdéraper : reculer dans le vent quand l'ancre se décroche du fond. le mouillage et le pilote tape les cailloux. Nous soulageons aussitôt au moteur, le temps de reprendre de la chaîne au guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres. ; il n’y a pas de dégâts, mais il fallait être sur le qui-vive. Puis le vent s’arrête net, c’est le calme plat, genre œil du cyclone, alors que le baromètre en chute rapide depuis une journée perd deux millibars au quart d’heure. À peine le temps de s’interroger, les rafales repartent de plus belle et nous faisons une heure de moteur en avant lente pour ne pas déraperdéraper : reculer dans le vent quand l'ancre se décroche du fond. davantage ; enfin, le vent commence sa rotation vers le sud, poussant les vagues par dessus la jetée et nous écartant du même coup du danger. Durant ces heures, le port s’est rempli comme un œuf, avec un voilier autrichien (le seul jamais vu au cours de mes navigations), un ferry et des caïques de toutes taille, tandis que trois cargos ont mouillé dans l’avant-port. Ça doit barder dehors !


Mykonos après le coup de vent.

Effectivement, nous passons la journée du lendemain comme dans un sous-marin, bloqués sous le déluge des vagues et des embruns qui sautent la jetée. La nuit est plus civilisée et dans l’après-midi il devient possible de se promener tranquillement à l’intérieur du village. De loin, Mykonos a de l’allure avec son cortège de moulins à vent ; vu du port, la cité ne peut prétendre être autre chose qu’un nid à touristes, mais derrière les boutiques chic, en cette saison où les visiteurs sont rares, le village a gardé son âme. Certaines maisons ont littéralement les pieds dans l’eau, d’autres s’organisent autour de cours intérieures ombragées, les rambardes des terrasses et des escaliers extérieurs, peintes de couleurs vives, tranchent sur les murs chaulés, les ruelles tortueuses sont parcourues par les mulets et il s’y trouve encore de vieilles femmes occupées à filer la laine. Toutefois, l’accueil proverbial des Mykonotes ne vaut pas celui de leurs rivaux, les Tiniotes, et même les pélicans sont moins beaux ici…

-Les autres chiens sont partis, nous apprend Cécile, levée avant nous. Elle parle des Autrichiens…
Nous leur emboîtons le pas pour une navigation tranquille, tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier. à poste, jusqu’à l’île de Paros. Dans la grande baie de Naoussa nous attend un mouillage temporaire à la grecque, avec chapelle cachée dans les rochers, cirque de falaises rouges où sautent des chèvres et plage de sable fin pour les filles. Le soir, la toile est renvoyée pour aller passer la nuit dans le port de Naoussa où Dum’s nous rejoint bientôt. Ce village méconnu est charmant, avec un petit bassin intérieur où rien ne manque, cafés, chapelles blanches, vieille tour rongée par les tempêtes, barques multicolores, filets qui sèchent et pêcheurs qui frappent leurs poulpes sur le quai en marbre. Pour le soir, nous cherchons une taverne, mais nous devons être dans la seule île des Cyclades où aucune n’est ouverte. Avec Marie-Françoise et Luc, on se contente de faire durer un ouzo en grignotant des mezedes, des amuse-gueule à base de poulpes ou de poissons grillés. Cécile est déçue, qui cherchait, elle, une "caverne".



Le port de Naoussa.

Après l’échange rituel de cartes, d’adresses et de bons mouillages, vient le temps où notre route et celle de Dum’s se séparent. Nous partons de conserve au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). pour quitter Paros, avant de piquer vers le sud en ce qui nous concerne, longeant la majestueuse île de Naxos. Poussés par le meltem, nous la laissons dans le sillage pour rallier Skinoussa, une minuscule terre sauvage où la calanque bien abritée de Myrsini offre une eau très claire, une plage et un bout de quai. Trois barques, trois maisons, un chemin de pierre qui monte vers le village, c’est une escale délicieuse. Partis vers les hauteurs de l’île, nous découvrons une église aux coupoles bleues, des moulins à vent abandonnés et un paysage où la terre et la mer s’interpénètrent de façon complexe. En vertu de quoi Skinoussa est peuplée de fermiers-pêcheurs, qui labourent à l’araire avec de petits chevaux aux membres grêles, qui descendent à leur barque à dos de mulet, vont poser les filets démêlés par leur femme ou leur fille et remontent en rassemblant leurs quelques chèvres. Il est à craindre que les générations à venir ne perpétuent pas ce mode de vie ancestral, où les hommes sont si bien en harmonie avec la nature.


Dum’s appareille.

À Skinoussa, où trois gros chalutiers nous ont rejoints sur le quai.

Repartis vers Ios sous les coups de boutoirs d’un meltem agressif, nous passons au sud d’Heraklia d’où descendent de méchantes rafales. Pas certain que le gréement encaisse un tel vent et une telle mer au prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. serré, nous délaissons le port principal pour viser le sud de l’île où s’ouvre la baie tranquille de Manganari, ourlée d’une plage au sable immaculé que domine un large cirque rocheux. Une demi-douzaine de maisons, l’inévitable chapelle immaculée, des ruches et quelques parcelles cultivées, le tout agrémenté du tintement des clochettes des chèvres, c’est un cadre que nous avons le temps d’apprécier deux jours entiers, car le meltem souffle en furie et permet à peine d’aller à la plage en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. !

Enfin revenu à une force normale -et tant mieux, car nous avions une tête "comme ça" à force d’entendre hurler les haubans-, le vent du nord va permettre de remonter au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). vers le port. En fait, au bout du premier bord en direction de l’île voisine de Sikinos, nous sommes en face d’Ormos Skala, une crique où l’ancre tombe le temps de déguster les dolmades (feuilles de vigne farcies) achetées à Skinoussa. Dans l’après-midi, nous sommes à quai à Ios, au fond d’une baie très sûre, en contrebas d’un village particulier, avec des boîtes à rock ou à disco et des rooms to let à gogo, qui évoquent Ibiza. Cependant en cette saison, on remarque surtout une flopée de grands-pères qui se chauffent au soleil dans les escaliers, vêtus du costume traditionnel des Cyclades que nous n’avions encore pas vu, culottes bouffantes et gilet de velours bruns, chemise et chaussettes blanches, avec sur le crâne un béret de feutre noir en forme de camembert. Tous appuyés sur leur canne, bien bronzés, bavards et rigolards. Nous commençons par changer de place à quai, car nous étions devant une bouche d’égout, et il faut à nouveau bouger peu après pour laisser la place à un ferry : la femme âgée devant chez qui nous nous présentons alors saisit nos amarres et les tourne comme un vieux loup de mer, avant de nous faire cadeau d’œufs frais...

(février-mars 1981)


Un moulin à vent à Ios.