En Turquie au fil des civilisations disparues (1)

Au départ de Rhodes, le décor marin change du tout au tout : après les perspectives morcelées des archipels grecs, la toile de fond qui se précise vers le levant illustre un monde massif, dont les reliefs se prolongent loin en arrière, sur cinq ou six plans. Ainsi, avec la côte turque, un nouveau continent s’offre à nous, petit morceau d’Asie aux contours sauvages, découpés à l’extrême. Nous l’abordons à Marmaris, qui tire son nom du marbre que l’on y extrayait il y a bien longtemps. C’est l’occasion de constater que l’ennemi héréditaire turc pousse encore plus loin que les Grecs la frénésie des formalités, imposant d’arpenter la ville d’un bureau à l’autre dans un ordre bien précis, autant pour régulariser l’arrivée que pour avoir l’autorisation de repartir. La lenteur des fonctionnaires bat tous les records, mais une gentillesse désarmante semble de mise dans ce pays ; c’est heureux, car l’univers paperassier engloutit jusqu’aux épiciers, obligés de remplir deux formulaires pour chaque client ; sans compter que changer un traveller’s-chèque fait passer aux guichets de six employés de banque. La décontraction des autochtones est appréciable aussi en ville, au long de rues à l’animation bon enfant, où l’on remarque que les jeunes filles du pays déambulent à leur guise, sans père fouettard ni chaperon. Autre sujet d’étonnement, pour ce qui est du téléphone, chaque abonné est relié par deux fils et, en l’absence de blocs de commutation, c’est un écheveau invraisemblable qui pénètre dans le bâtiment de la poste, par un trou percé à la pioche ! Enfin, au chapitre du langage, il y a de quoi se réjouir, avec des mots comme gofret, pötibör, aku ou ambalaj, mais c’est rarement aussi simple…


Marmaris, l’arrivée en Turquie.

Porte d’entrée maritime de la Turquie, Marmaris nous met également sous les yeux une façon de naviguer encore jamais vue, sous la forme d’une flottille de petits bateaux de location. En effet, il est maintenant possible de faire du voilier derrière un chef qui a une voile rouge et qui dicte les manœuvres à la radio (« Eh, le N° 12, bordez un peu le focfoc : voile d'avant triangulaire., vous traînez ! »), pour s’en aller mouiller de conserve dans les criques désertes. Par bonheur, le périple à venir nous tiendra à l’écart de tels voisins. En revanche, aussitôt après avoir fait la connaissance de l’équipage de Kalim, qui occupe le quai derrière Chercha-Païs, nous allons constituer notre propre flottille en compagnie de ce sympathique petit voilier jaune. Kalim, qui va être de toutes nos aventures turques, est mené par Marc, un garçon d’à peu près vingt ans, très mûr et fort drôle, ex-épicier, architecte naval-constructeur-navigateur, ce qui est peu banal à cet âge. Marc, qui se trouve être un ami de Fixin et de Makali, nos voisins de Caen, a deux équipiers en ce moment, Chantal, une amie, et Daniel, la trentaine, maçon occasionnel fou de voile, le visage have et la barbe hirsute, toujours coiffé d’un béret basque et vêtu d’une veste de costume grise.


Le premier mouillage dans la baie de Kagaratch.

De conserve avec Kalim, Chercha-Païs reprend la partition jouée en compagnie de Nayla et de Super, lors de ses débuts, aux Canaries : après une journée à tirer des bords dans de petits airs, le vent tombe, on démarre le moteur et le gros bateau prend le petit en remorque jusqu’au mouillage, en l’occurrence notre première escale sauvage de Turquie, dans la baie de Karagatch. Cette rade dissimulée entre de hautes montagnes offre une multitude de criques ombragées de pinèdes. Personne ne s’est installé là et une promenade à terre confirme qu’aucun chemin ne dessert cet endroit privilégié, préfiguration de ce que nous verrons sur ce littoral où se succèdent des abris parfaits dépourvus de toute trace humaine. Après un repas en commun sur Kalim, dans cet abri si fermé qu’on dirait un grand lac de montagne, la nuit se fait paradisiaque avec le mariage du calme absolu, de la pleine lune qui fait miroiter la baie entre les îlots, des pins sur les crêtes, du chant des grenouilles et du plouf des dauphins autour de nos bateaux.

Au matin, dans l’idéal, cette quiétude aurait dû laisser la place à quelques brises thermiques, hélas, le calme s’est prolongé les jours suivants, ne nous permettant que de folâtrer à vitesse réduite dans cette grande baie de Karagatch. Nous mouillons en particulier à l’anse Yörük, encore une fois dans un cadre idyllique fait de collines couvertes de pins, d’une embouchure de rivière envahie de roseaux et survolée par des hérons, des martins-pêcheurs et des hirondelles, devant un croissant de plage, sur fond de hautes montagnes teintées de rose ou de bleu selon le moment du jour. Toujours contrariant, le vent se lève dans la nuit et les rafales poussent nos bateaux dans la vase, sans mal ; au jour, comme le temps a empiré, nous décidons de ne pas bouger. Après avoir porté des amarres dans les pins, les deux équipages entreprennent la remontée de la rivière en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre.. Nous parvenons à un hameau où les maisons sont agrémentées de cheminées très ornées ; le chemin d’accès grouille de vie avec des boucs, des chèvres, toute une basse-cour, ainsi que des tortues, des serpents et des lézards à cuirasse. Une famille turque de rencontre nous invite à prendre le çay, le thé, tandis que nos marmailles respectives s’observent de près ; le vent qui souffle bientôt en tempête nous incite à ne pas traîner chez nos hôtes. Les bateaux ont juste un peu dérapédéraper : reculer dans le vent quand l'ancre se décroche du fond., mais si le vent tourne encore, le mouillage va être intenable et nous croquons les galettes de blé de midi en gardant un œil sur notre position ; après qu’une rafale sauvage ait remis tout le monde dans les roseaux, nous levons l’ancre pour aller chercher un recoin moins venté, Kalim suivant au bout de la glène de remorquage de planeur que Marc a reconvertie dans la marine.


Régate de petit temps avec Kalim.

Le lendemain, un grand ciel bleu nous invite à piquer une tête, avant que Marc et moi profitions du vent pour de superbes envolées en planche à voile : voilà qui nous console de notre progression à rebours. Puis, au moteur et un peu à la voile, nous allons jusque devant l’embouchure de la rivière Koïjezi, à l’abri tout relatif d’un îlot rocheux. En face s’étend un vaste estuaire où la rivière s’élargit en labyrinthe entre joncs et roseaux, encadré de montagnes tombant à pic dans l’eau, ce qui fait que les berges sont impraticables, avec au loin de plus hautes montagnes où la neige a remplacé les pinèdes. De-ci de-là, des pitons rocheux émergent au milieu de l’estuaire et au pied du plus majestueux d’entre eux s’élevait la cité antique de Caunus, raison de notre escale ici. Un jeune Turc venu en barque se propose de nous emmener voir les ruines ; il réclame une somme astronomique, mais après un marchandage à l’orientale, nous tombons d’accord sur un montant honnête, accompagné d’un paquet de café. Nous embarquons donc, pas trop rassurés de laisser nos voiliers dans ce mauvais mouillage, par un temps incertain. Passée la barre sur l’estuaire, s’ouvre un monde différent avec des marécages grouillant d’échassiers, dominés par des falaises rouges où l’on aperçoit les tombes lyciennes et les entrées de temples taillés dans la masse un ou deux siècles avant notre ère. Le sommet du piton de Caunus porte les ruines d’un bastion antique doublé d’un fort médiéval. Nous parcourons le théâtre et l’agora grecs, les thermes romains, une basilique byzantine, ainsi que d’autres vestiges moins identifiables. Au pied de la cité, maintenant emprisonné par des roseaux que ne fréquentent plus que les hérons et les cigognes, on repère le port aménagé quatre cents ans avant notre ère. Ces ruines ne sont pas mises en valeur comme celles de Delos, mais elles occupent un cadre agreste très séduisant.



Les ruines de Caunus.

De retour à bord, nous quittons en hâte le mouillage précaire de l’estuaire, pour retourner en arrière encore une fois, près de Ekinjik où nous passons la nuit dans un emplacement de choix, un cirque bien fermé où les falaises s’élèvent haut, tout en laissant l’espace d’une plage bordée de rochers. Nous en repartons au moteur, Kalim en remorque, en direction du golfe de Fethiye ; le temps ne nous gâte vraiment pas depuis l’arrivée en Turquie, cependant, sous un ciel lourd d’orages, au hasard des brises d’averses, nous pouvons tout de même faire quelques milles en silence, à la voile. Kalim rallie directement Fethiye, tandis que nous fouinons dans le dédale d’îles, de presqu’îles, de chenaux et de criques de ce magnifique golfe, encore plus spectaculaire que celui de Karagatch du fait de sa couronne de sommets enneigés. Notre choix se porte sur un mouillage de toute beauté, la crique Kapi, aux eaux limpides très protégées, entourées de pins, de pâturages et d’à-pics rocheux, avec sur ses berges quelques bergeries aux toits voûtés et des ruines de maisons romaines, les pieds dans l’eau.


La crique kapi.

Parti en promenade avec Cécile, nous rencontrons deux fillettes d’une famille installée sur ces terres à cheval entre la mer et le golfe. Elles nous montrent leurs vaches, leurs moutons, leurs oliviers et leurs parcelles de céréales, puis nous emmènent auprès de leur mère, troquer un saladier de yaourt maison et des œufs frais contre du café. Pour ce faire, nous pénétrons dans la maison familiale et il est poignant de découvrir leur cadre de vie : des murs de planches grossières et mal jointes, un sol de terre battue où tout le monde dort à même un tapis et un foyer fait de pierres cimentées à la boue… On ne saurait imaginer pire dénuement. Le grand fils, plongeur d’éponges, insiste pour venir à bord avec ses sœurs et je ne sais quel souvenir ils garderont de cette visite. Sur le moment, en tous cas, tout le monde rit de bon cœur et c’est l’essentiel.


Une visite couleur locale.

Nous quittons l’anse Kapi -après avoir appris dans nos livres que s’y trouvait une importante ville antique du nom de Lidae- pour gagner l’île toute proche de Tersane, faisant au passage le tour de l’île Iero, privatisée par un prince arabe. Tersane, emplacement d’une autre ancienne cité, a été un repaire de pirates, ce que l’on comprend fort bien en y découvrant un lagon caché entre les collines, qui ne communique avec le golfe que par un étroit goulet indiscernable du large. Ce mouillage bruissant d’abeilles bordait il y a peu un gros village, anéanti par un tremblement de terre ; seules deux familles s’y sont maintenues parmi un champ de ruines qui comprend aussi des vestiges byzantins. Une escapade à terre tourne court, car aux abeilles et aux guêpes s’ajoutent des cohortes de serpents… Nous repartons de Tersane à la voile, avec un bon vent enfin revenu et, en maillot de bain sous le soleil, tout en contemplant la neige qui coiffe les sommets autour du golfe, nous jouissons de l’un de nos meilleurs moments de navigation en Turquie.


Aux approches de Fethiye.

Ces conditions rares se maintiennent jusqu’à Fethiye, où Kalim est à quai : nous le rejoignons à la voile pure, d’une manœuvre qui aurait dû être belle, mais qui est complètement faussée par une risée imprévue… À peine le temps de ravaler la honte de cette arrivée foireuse et je me retrouve en selle sur un triporteur dont le pilote, après un rodéo dans un terrain vague et sur les pavés du lieu, me fait faire la tournée des administrations. Fethiye, bourgade dont le pittoresque se limite à un minaret et quelques moucharabiehs, vaut surtout par son environnement de falaises creusées de tombes lyciennes aux allures de temples ouverts sur le vide. Tandis que Mireille et Cécile vont au hamam, je pars aux courses avec en poche une liasse de billets représentant des centaines de millions de livres. Par certains aspects, cette Turquie-là fait songer au Venezuela : c’est un peu la pagaille, ce n’est pas très propre, et au boulevard Atatürk s’ajoutent le stade Atatürk, l’école Atatürk, le dispensaire Atatürk, etc. avec au moins trente statues du grand homme et des milliers de portraits partout. Nous n’avions vu un tel culte de la personnalité qu’au sujet de Simon Bolivar. Au moins, on mange bien ici et pour pas cher, ce que nous vérifions tous en chœur au restoran, au cours d’une soirée qui marque l’anniversaire de Marc et le départ de Chantal vers la mère patrie. Nous parlerons longtemps des gözleme de Fethiye, ces crêpes farcies aux épinards et à la viande hachée…


Les tombes lyciennes proches de Fethiye.

Bloqués sur place le lendemain par une météo orageuse au possible, nous avons tout le temps d’apprécier les chants lancinants du muezzin et les roulements de tambours lugubres de la fête nationale. C’est donc sans regret que nous quittons Fethiye dans le beau temps retrouvé, longeant de conserve avec Kalim les hautes falaises calcaires qui nous séparent du golfe suivant. A leur pointe se trouve un îlot couvert de ruines byzantines et plus loin, très près de terre, une autre île, Gemile, révèle les vestiges d’une ville importante, protégée par une longue muraille presque intacte. Tout cela ignoré, déserté et envahi par la végétation. Au programme de la journée, un mouillage qui a la réputation d’être l’un des plus beaux au monde, Ölü Deniz. Ce nom peut se traduire par "la baie de l’homme mort", en référence à une légende mettant en scène deux pêcheurs, un père et son fils, qui fuyaient devant l’une des terribles tempêtes de sud de cette côte. Le fils dirigeait la barque vers la plage du fond d’un golfe qui semblait être un piège mortel, en assurant à son père qu’il s’y trouvait un abri. Alors qu’ils approchaient du rivage écumant, le père, fou de terreur, tua son fils pour reprendre la barre et découvrit à ce moment-là, entre les rochers et l’extrémité de la plage, un passage étroit et sinueux qui menait à une mer intérieure dissimulée derrière la grève.

Il faut effectivement le voir pour le croire. Comme les pêcheurs du récit, nous nous enfonçons dans le golfe, que termine une immense plage dominée par des montagnes verdoyantes entrecoupées de falaises. A droite se déploie une côte rocheuse assez découpée et à l’opposé s’élève le mont Baba, un pic enneigé qui frôle les deux mille mètres d’altitude, décor ne laissant pas imaginer le moindre abri. Il faut s’approcher à toucher la plage pour découvrir, incrédules, l’accès à un somptueux lagon aux eaux turquoise, translucides et chaudes, bordé de criques et de petites plages. L’ancre plonge, une amarre est portée à l’un des pins qui ombragent l’extrémité de la grande plage, et nous avons le paradis pour nous seuls. Comment un site aussi extraordinaire peut-il être délaissé à ce point, si l’on excepte un semblant d’appontement où une barque est amarrée ?




Le cadre enchanteur d’Ölü Deniz.

De nos jours, desservi par une route, Ölü Deniz est devenu l’une des destinations touristiques majeures de la Turquie ; c’est une ville avec hôtels, restaurants, boîtes de nuit et campings, dont les guides vont jusqu’à déconseiller la visite si l’on est réfractaire aux ambiances de fête foraine surpeuplée…

Au temps béni que j’évoque, Kalim nous rejoint bientôt et nous savourons en égoïstes des journées à se la couler douce, dans un décor sans pareil. Se baigner, dorer au soleil dans le hamac, plonger, marcher à terre avec Cécile et glisser doucement en planche à voile près des arbres, en regardant les névés tout là-haut, nous n’en revenons pas d’une telle félicité...

Ölü Deniz s’efface dans le sillage un matin tôt, car l’étape à venir ne ménage aucun abri avant trente milles. Le vent manque mais pas la mer, et avec Kalim en remorque nous affrontons une houle épouvantable qui nous secoue bord sur bord jusqu’aux dalotsdalot : trou percé dans le pavoispavois : prolongement de la coque, au-dessus du pont. pour évacuer l’eau du pont.. Après le premier tiers du trajet, la route s’incurve vers l’est tandis que se lève une brise favorable inespérée. La côte défile, spectaculaire, escarpée, très boisée, avec des cascades, des à-pics et, toujours en toile de fond, une chaîne de hauts sommets couverts de neige. Plus loin, dans les dunes qui terminent une longue plage, émergent les ruines de la cité antique de Patara, la ville natale de saint Nicolas, alias le Père Noël. Nous terminons la journée à Kalkan, un village typique à défaut d’être très beau ; comme toujours, la localité a les pieds dans l’eau, mais elle n’est en rien un port et aucune barque n’y est amarrée. C’est curieux comme les gens de cette côte sont peu tournés vers la mer en dépit de leur passé.


Devant Kalkan avec Kalim.

En dehors de ses deux muezzins qui appellent ensemble à la prière en chantant des mélopées différentes, Kalkan me laisse un souvenir fort : je bois un soda (une eau gazeuse) en compagnie de Marc et Daniel, à une terrasse, quand le sol se met à osciller fortement, provoquant la sortie précipitée de tout le monde dans la rue. Hormis du verre brisé, ce tremblement de terre n’a pas fait de dégâts sur place, mais quand on voit comment sont construites les maisons de ces gens, on comprend qu’ils soient pressés d’en sortir !