En Turquie, au fil des civilisations disparues (2)

Kalkan est un jalon notable sur les côtes turques, en raison d’une aberration frontalière. En effet, toute proche, la petite île de Megisti est bel et bien grecque, alors qu’elle se trouve à 70 milles de distance de Rhodes. Sans aucun contact avec l’Asie, pourtant à une portée de fusil, les quelques arpents de l’île grecque la plus orientale ont pour cordon ombilical un modeste ferry qui vient de Rhodes deux fois par semaine, tandis que les Phantom de l’armée de l’air grecque passent parfois en rase-motte, symboliquement.

Voila pourquoi nous quittons les Turcs à la cloche de bois, sans faire de formalités, pour débarquer chez les voisins grecs sans remplir davantage de papiers. C’est impensable d’un point de vue théorique, quand on sait combien les porteurs d’uniformes sont tatillons de part et d’autre, mais en pratique il suffit de changer de pavillon de courtoisie au bon moment. Personne n’est dupe du subterfuge, sans lequel cette minuscule terre grecque qui touche presque le continent ne verrait jamais passer un voilier. À Kastellorizo, l’autre nom de Megisti (parfois aussi désignée comme Cisthène), la ville ressemble à une miniature de Symi et elle a connu le même genre de problèmes pendant la dernière guerre : les soldats indiens de l’armée anglaise y ont notamment mis le feu en se chauffant avec les meubles des autochtones et il reste de grosses bombes non éclatées sur les hauteurs de l’île. Avant ces avanies, Kastellorizo comptait quinze mille habitants dont la grande majorité a émigré, notamment vers l’Australie, de peur de tomber entre les mains turques après avoir subi l’occupation d’à peu près tous les belligérants. Il ne reste que deux cents autochtones, farouchement Grecs, occupant de coquettes maisons du style du Dodécanèse. L’ambiance est plaisante et nous nous sentons plus sereins qu’en Turquie où les gens, tous comptes faits, sont un peu accaparants à force de vouloir rendre service d’une façon qui n’est pas souvent désintéressée. Kastellorizo est propre, fleurie, pimpante, on ne peut plus tranquille et vraiment à part. Les terrasses de café sont à quelques mètres de nos bateaux, les hirondelles chantent au bord de leurs nids, familières comme des pigeons, et en compagnie de ceux de Kalim, nous retrouvons avec plaisir le parfum de l’ouzo et surtout une ambiance difficile à décrire, qui manque en Turquie : sans doute est-ce dû à ce que les Grecs vivent en symbiose avec la mer, ce dont témoignent leurs cités, alors que sur le continent les villages s’approchent de la Méditerranée à regret, leurs habitants ne la considérant pas mieux qu’une poubelle bien pratique.


Kastellorizo, devant les côtes de Turquie.

Le port de l’île, tout sauf bondé.

Le quartier haut de Kastellorizo.

Partie à l’assaut des falaises de calcaire de l’île, la petite bande s’offre un admirable paysage marin, magnifié par le grand vent d’ouest qui a propulsé nos voiliers comme des fétus de paille et qui blanchit la mer dans la poussière d’îlots, devant la ville. Ces conditions nous incitent d’ailleurs à repousser le départ : nous tenons un bon abri, pas question de le lâcher. En revanche, à condition de ne pas trop s’éloigner de la ville, le plan d’eau du port se révèle intéressant pour tester nos limites en planche à voile, c’est-à-dire que beaucoup de gros gadins ont précédé la soirée en commun, placée sous le signe des lentilles turques -de la couleur d’une orange- et du pain perdu.

Le même vent ronfle encore de toute sa puissance le lendemain matin et rend impraticable la traversée vers l’escale suivante, prévue à Kaş, juste en face de Kastellorizo. Comme il serait dommage de ne pas profiter de l’aubaine, nous optons pour un saut vers Tristomos, un excellent mouillage situé quinze milles sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent.. En route ! Le problème est que la veille, en manœuvrant à l’aveuglette, un Anglais a emmêlé ses ancres avec celle de Kalim, qui est prisonnier. Je dois plonger pour les sortir de ce mauvais pas, tout en dégageant le maudit Angliche ; même avec les bouteilles, c’est un dur travail au fond du port, dont je me serais bien passé ! Pour Chercha-Païs qui est à quai, l’appareillage est heureusement un jeu d’enfant. Ça souffle vraiment fort et avec le seul yankeeyankee : voile d'avant de dimension intermédiaire entre le foc et le génois. nous sortons à pleine vitesse dans des volées d’embruns, au milieu des îlots qui encombrent la baie. Sous le soleil, c’est un beau spectacle de voir s’éloigner Kastellorizo, tout en slalomant entre les obstacles bouillonnants. Force 7, avec des quarts d’heure à force 8, catapultés par la houle, nous voyons ensuite la côte défiler à une vitesse inhabituelle en ces eaux et c’est le moment du discret changement de pavillon de rigueur.


Un départ tonitruant, grand vent arrière.

L’abri que nous découvrons tient du tiroir à double fond : on entre d’abord dans une belle rade, par un goulet étroit où Kalim vient bord à bord par un caprice des bourrasques, puis un second passage, encore plus resserré, mène dans le "lac" de Tristomos où la tempête réussit à lever un joli clapot. Délaissant le village et les ruines diverses qui abondent, nous nous enfonçons pour mouiller au plus profond de l’abri, et malgré cela les rafales hurlent toujours et nous secouent dans d’inquiétants bruits de chaîne. Dans la dernière crique avant la nôtre, vision inattendue, se trouve un gros cargo abandonné, dont un incendie a ravagé la timonerie. Comment a-t-il pu entrer dans cet abri à l’accès si étroit et si compliqué ? Ce mystère ne suffira pas à perturber le sommeil des deux équipages, qui décrètent une sieste générale en attendant des cieux plus cléments.

Le vent se calme peu à peu et après le petit déjeuner nous pouvons venir devant le village d’Üçaĝiz, localité assez quelconque environnée de ruines impressionnantes, constituées pour l’essentiel de de sarcophages lyciens. Ce sont des pièces monumentales, dont la boîte et le couvercle sont taillés dans la masse, souvent posées sur un piédestal à leur mesure. Il y a là aussi une forteresse du temps des croisés et un chaos de ruines d’époques diverses, pas toujours identifiables par les profanes que nous sommes. À midi, nous mangeons dans un restoran qui se limite à une terrasse léchée par la mer. Renseignement pris, nous y apprenons que le cargo incendié a été découvert au large par l’unique pêcheur de Tristomos : le navire, dont l’équipage avait fui les flammes en embarquant dans les chaloupes de sauvetage, dérivait sans personne à bord, l’incendie s’étant éteint de lui-même. L’homme, bien au courant du droit maritime international, a mis en remorque cette miraculeuse "prise de mer". Le temps était sans doute d’un calme absolu, puisque le petit diesel de sa barque lui a permis de mettre le cargo en sûreté, après avoir réussi à franchir le dernier passage sans l’échouer. Le pêcheur en question discute en ce moment avec les armateurs, fortune faite quoiqu’il advienne.


Le village d’Üçaĝiz.

Repartis à la découverte de ce vaste site constitué de deux pseudo-fjords, nous passons à nouveau le bras de mer qui les fait communiquer : quelques îlots encombrent le passage et en s’approchant on y aperçoit les vestiges de maisons creusées dans la masse. Ce ne sont pas des habitations troglodytiques mais bien de véritables maisons entièrement dégagées dans le calcaire massif, à part les toits : les Lyciens étaient des fanatiques du burin ! Après un coup d’œil au village de Kekova, où au moins quatre civilisations différentes se marchent sur les pieds, nous réintégrons port Tristomos pour aller mouiller du côté que nous n’avons pas encore approché. Cela nous permet d’atteindre Kekova à pied, par l’arrière, dans un paysage où les crêtes broussailleuses alternent avec de fertiles terrasses alluviales. Sur l’éminence qui porte la forteresse se trouve un alignement de sarcophages et cette nécropole perchée, perdue entre les hautes montagnes de l’arrière-pays et la mer d’un bleu intense, nous fait à tous une forte impression. Changement d’époque avec la forteresse, qui évoque un petit Krach des Chevaliers, bâtie en partie sur des murs cyclopéens d’allure minoenne. Sous le bastion, dans la falaise, des tombes lyciennes et, à l’intérieur de la grande enceinte, lui aussi creusé à même le roc, un amphithéâtre en miniature, qui est un petit joyau, placé comme il l’est. Dans une poterne, des graffiti représentent des vaisseaux moyenâgeux : Kekova est vraiment un paradis d’historien où, pourtant, les Turcs d’aujourd’hui vivent comme des sauvages. Les murs, qui ont peut-être trois millénaires, sont démantelés pour compléter d’infâmes masures, les escaliers taillés dans la masse sont ensevelis sous les déchets et les gravats, d’anciennes demeures byzantines sont dévolues au bétail et le port antique, aménagé par ce peuple de navigateurs qu’étaient les Lyciens, ne sert plus à rien. Partout, il y a de quoi s’extasier sur les réalisations monolithiques des Lyciens, ici une citerne parfaitement cylindrique qui ne fait qu’un avec la montagne, plus loin une jarre de trois mètres de diamètre, puis des escaliers à vis, des habitations entières et des sarcophages, encore et partout. Pas un de ces tombeaux qui n’ait été profané, souvent à coups de barre à mine, et les monnaies ou les statuettes qu’ils renfermaient font l’objet d’un trafic à faire frémir les archéologues (je confesse que nous avons nous-mêmes fauté en échangeant une monnaie byzantine contre un paquet d’ignobles cigarettes grecques...)


Une tombe lycienne.



Au-dessus de port Tristomos, la nécropole, la forteresse et le théâtre des hauts de Kekova.


Le village de Kekova.

Vu d’une certaine distance, depuis les écueils qui le débordent, le village a du cachet, surmonté par sa forteresse et entouré de barques multicolores. Il est ombragé d’oliviers millénaires et possède même un palmier plein de vigueur. Mais ses ruelles illustrent la triste décadence qui gagne au milieu des trésors antiques. Pour la soirée en commun, nous avons dans l’idée de manger du poisson, ce qui ne s’est pas produit depuis longtemps, mais bredouille, nos filets ne donnent pas le moindre fretin. Les routes de Kalim et de Chercha-Païs vont diverger pour un temps, Marc souhaitant rester dans le secteur de Kekova tandis que nous allons pousser jusqu’à Finike, le terme programmé du voyage vers l’est.

Partis pour la dernière fois avec le soleil levant dans les yeux et portés par des brises solaires vingt milles durant, nous sommes un peu déçus par Finike, une bourgade qui vaut surtout par l’arrière-plan des monts du Bey, dont les sommets, à plus de trois mille mètres, sont enfouis sous une belle couche de neige. Les douaniers nous emmènent faire les formalités dans une station-service (?), nous complétons les provisions et, comme à son habitude, Cécile vérifie le bon fonctionnement du toboggan local. Ça y est, le temps est venu de prendre la route du retour. Ce sera sans un brin d’air et sur une mer lisse, en passant au plus près des ruines qui jalonnent la côte jusqu’à Kekova, des tombes, un théâtre, un temple et le château de l’ancienne Myra, la cité de la déesse-mère des Lyciens… C’est ici qu’est née la tradition du Père Noël : futur saint homme, l’évêque Nicolas, qui vouait son existence à la protection des pauvres, peiné qu’un vieil homme ne puisse donner de dot à ses trois filles, fit glisser dans sa cheminée, un soir de décembre, trois bourses emplies de pièces d’or... Nous envisageons de mouiller pour midi dans une calanque biscornue de l’île de Kekova, mais ses rives escarpées et l’absence de plage nous en dissuadent et dans le vent revenu, parmi un dédale d’îles et d’îlots, nous rejoignons le lieu convenu avec Kalim, l’anse Yali, sur la petite île Saint-Elie. Les deux compères y pénètrent en même temps que nous par une autre extrémité, leur voile jouant à cache-cache avec les rochers : il est rare qu’un rendez-vous nautique soit si bien respecté ! Nous laissons filer nos ancres à l’unisson avant de porter nos aussièresaussière : gros cordage pour l'amarrage ou le remorquage. aux oliviers de cette île, qui est naturellement constellée de ruines, dont une petite église byzantine. Là dessus, la pluie se met à tomber, avant de devenir cataclysmique et de tambouriner sur le roofroof : superstructure en avant du cockpit. durant un repas qui nous réunit tous, peut-être pour la dernière fois.


Marc, adossé à un olivier assez vieux pour avoir prêté son ombre à saint Nicolas.

Au matin, le temps est maussade, mais il souffle un vent de secteur est qui tient du miracle par ici. Nous levons l’ancre les premiers pour aller mouiller un peu plus loin, de nouveau à Kekova, mais sur sa berge opposée au village, dans la petite baie Xera. C’est une jolie calanque terminée par une plage et bordée de ruines d’habitations dominées par de grands pans d’une basilique byzantine, à quelques mètres de l’eau. Escale inoubliable, dans un port antique encore une fois, sur une île déserte peu fréquentée par les caïques et les voiliers. Les vestiges sont omniprésents, cyclopéens, byzantins, lyciens et il s’en trouve même sous l’eau car toute la côte de l’Anatolie s’affaisse lentement, d’un ou deux mètres par millénaire. À la fin de notre balade à terre, nous voyons Kalim passer devant la calanque. Décidément…


Sur l’île de Kekova, la baie Xera et les ruines d’une basilique.

Marc et Daniel partent tailler de la route, espérant passer les "sept caps" dans la foulée, alors que, poussés par un vent de plus en plus fort, nous nous contentons de gagner Kaş, au niveau de Kastellorizo. C’est un plaisant village marin qui a longtemps été grec, aux demeures propres, fleuries avec soin, autour d’un port resté tel quel depuis sa fondation il y a deux mille ans. Comme il se doit, Kaş est environné de tombes lyciennes, de sarcophages et d’un splendide théâtre à trente-six rangs de sièges. Pour ne rien gâcher, tout le monde y est charmant, un peu comme à Marmaris, et contrairement à Tristomos où les autochtones étaient plutôt mal dégrossis. Nous ramènerons de Turquie un adorable chaton tigré, donné tout petit à Cécile par des enfants de Kaş, au pied de l’amphithéâtre. Nous l’avons baptisé Boulgour, d’après un des rares mot turcs que nous connaissons, désignant une préparation traditionnelle de blé.


Le chat Boulgour, quelques mois après son arrivée à bord.

Après le petit mauvais temps qui a salué notre arrivée à Kaş, le vent se calme, mais il faudra deux jours pour que les nuages disparaissent. Nous faisons les papiers de départ de Turquie, sous la houlette, notamment, d’un douanier en pyjama, le visage couvert de savon à barbe. Vers l’ouest, le temps est sinistre et un petit vent contraire nous contraint à de longues heures de moteur. Pour tout arranger, un sérieux incendie de Primus se déclenche, conséquence du mauvais alcool de préchauffage acheté au Portugal, qui a fini par ronger les brasures des brûleurs : il a fallu plusieurs heures pour débarrasser la cuisine de la suie de pétrole et de la poudre blanche de l’extincteur mis en batterie face à l’ampleur du sinistre. Voilà qui n’a pas arrangé notre moral pour le long passage sans abri des sept caps -en fait, ils sont impossibles à compter, on en trouve huit ou six, mais jamais sept-. Pour la nuit, nous relâchons dans la baie fleurie de Kalamaki, un peu au-delà de Kalkan, pour un vrai mouillage sans porter de cordage à terre, ce à quoi la Turquie ne nous a pas habitués. Toujours des ruines alentours, mais elles sont récentes et témoignent d’un des innombrables séismes auxquels la région est soumise.

Nous ne le savons que trop, pour le retour vers la France, il faudra faire face à l’alternance des calmes et des vents dominants, ce que confirme la suite du trajet : départ aux aurores avant sept interminables heures de moteur pour progresser de trente-cinq milles, jusqu’au fond d’une calanque de la sortie du golfe de Fethiye, au nord du cap Ghinazi, où nous sommes voisins de La Grande Goèle. Le vent n’a jamais été exploitable tant qu’on a navigué, en revanche, une heure après l’arrivée, alors que nous prenons notre dernier bain ottoman sur la plage, il se lève dans le bon sens, allant à l’inverse des nuages et nous faisant joliment tanguer. Quel pays ! Cela ne va pas durer, pensons-nous, et nous nous trompons. Dommage... Pour compléter le tableau, la traversée du lendemain vers Rhodes est plus que pénible, entièrement au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). dans un horrible clapot, face à la pluie, à la grêle et aux orages. Alors que nous avons envoyé les voiles à la pointe de l’aube, le crépuscule est bien avancé quand nous touchons le port, où la rumeur publique nous informe de l’arrivée imminente de Dum’s et de Kalim. Enfin une bonne nouvelle !

(avril-mai 1981)