De Rhodes à Zante, la Grèce des confins

Dans le coin du port de Mandraki où les Chevaliers de Malte amarraient leurs galères, un petit club français se constitue. Il y a là Dum’s, Kalim et Chercha-Païs, bientôt rejoints par Eilean Ban ("l’île blanche" en gaélique), avec Alain, Zakia et leur fille (Lud)Milla. Ce rassemblement de pavillons tricolores attire des terriens de passage, dont Martine, une routarde de retour des Indes, qui loge un peu à bord et élargit notre horizon, ou Guillaume, qui bourlingue en artiste, en faisant des portraits, des marines et un grand nombre de croquis rapides. Nous devons beaucoup de bons moments à ce natif des Cévennes, complet autodidacte, ex-tueur aux abattoirs et ex-boucher, solide gaillard doux et chaleureux, qui embarquera pour un brin de route.


Au port antique de Mandraki, à Rhodes..

Déçus par Rhodes à notre premier passage, notamment à la vue du palais des Grands Maîtres qui évoque un décor de cinéma après avoir été reconstruit par l’occupant fasciste en 1937, nous prenons le temps -aidés par plusieurs jours de vent contraire- d’explorer la ville par ses venelles au sol pavé de galets, par ses placettes garnies de stocks d’énormes boulets de pierre à catapultes et par ses fortifications très complexes, avec des fossés démesurés, des portes bien défendues, des bastions et des tours entrecoupés d’une végétation exubérante. À force de voir nos bateaux se retrouver ici ou là depuis plusieurs mois, notre trio d’équipages ne prend pas les soirées d’adieux au pied de la lettre, et pourtant le départ de Rhodes signe la dernière vision que nous aurons de Marc et de son petit Kalim. Par une de ces circonvolutions du destin qui me ravissent, fort longtemps après je suivrai sur Internet les aventures d’un autre Kalim, un grand catamaran qui allonge son sillage autour de la planète, mené par Marc ...et Mireille.


Guillaume à la barre.

Pour l’heure, avec Guillaume, nous savourons une excellente journée de voile sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. de Rhodes, où alternent des reliefs vigoureux et stériles et de grandes plages où les hôtels géants ne poussent que trop bien. Lindos, notre escale, est en revanche admirable, sous la forme d’un village typique, compact et immaculé, au pied d’une orgueilleuse acropole où les Grecs, les Francs et les Turcs ont laissé leurs sanctuaires et leurs murailles. Au bas du bourg, un port naturel s’ouvre dans les falaises et une plage s’étend à l’opposé de la passe, ce qui complète un ensemble béni des dieux.


Lindos et son acropole.

Nous partons découvrir Lindos avec Guillaume, grimpant au bas de la forteresse, parcourant les ruelles de ce village dont l’architecture est d’inspiration vénitienne, la plante de nos pieds nus caressée par un original pavage de galets noirs et blancs arrondis comme des dragées. Le lendemain, après que le boulanger ait livré sa première fournée et que Cécile ait comblé son envie de plage, nous laissons à ses crayons et ses fusains un Guillaume avide de tout croquer de Lindos ; avant de débarquer, ce charmant compagnon nous laisse quelques dessins, soigneusement conservés en compagnie de ceux de Sybille.



Lindos et l’une de ses rues.

Le mouillage sous l’acropole.

Je passe sur des déboires divers et variés dus aux caprices des vents, pour en arriver au moment où s’étend devant nous le détroit de Karpathos, de sinistre réputation. Comme il semble dans un de ses bons jours, nous brûlons l’escale prévue pour finir à quai à Pigadia, le port de Karpathos. Faisant fi des conseils des autochtones, nous continuons le lendemain sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. de Karpathos et des autres îles, sans subir les rafales meurtrières promises, avant de mouiller sur Kassos, notre dernière île du Dodécanèse, dans la protection d’une calanque déserte. Le paysage grandiose et désolé de cette baie Khelathros nous écrase quelque peu et ses fonds importants ont nécessité de filer cent mètres de chaîne. À la nuit, un voilier vient mouiller non loin et allume sagement son feu de mouillage, ce qui nous fera assister, impuissants, à une scène regrettable pour son équipage. Vers une heure du matin, réveillé par de sauvages bourrasques, je sors sur le pont et je vois notre voisin déraperdéraper : reculer dans le vent quand l'ancre se décroche du fond. hors de la calanque : je souffle alors de toutes mes forces dans la corne de brume, sans parvenir à réveiller quiconque, et le lumignon du voilier est bientôt absorbé par l’obscurité. La houle du large, c’est certain, va finir par tirer cet équipage de ses couchettes, mais il leur faudra remonter l’ancre pendue au bout de toute la chaîne et ils ne sauront ni où ils sont, ni où aller dans ces parages dépourvus de tout phare et de la moindre lumière… Encore aujourd’hui, je suis malheureux pour ces gens…


Une carte pour suivre le périple grec de Chercha-Païs.

En prévision du prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. serré qui s’annonce pour le passage vers la Crête, nous ressortons des coffres le focfoc : voile d'avant triangulaire. qui y dormait depuis des années, en songeant qu’il n’y a pas meilleur moyen d’attirer le calme plat… En attendant, c’est nouveau, nous ne faisons plus assez de moteur en ce moment pour que les batteries aient une charge correcte. Et ça ne va pas s’arranger, vu notre traversée vers la Crête, au bon pleinbon plein : allure de près confortable, mais moins efficace que le près serré., sous yankeeyankee : voile d'avant de dimension intermédiaire entre le foc et le génois.-trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât., par mer belle et vent moyen, des conditions inusitées qui font oublier les grains et le ciel bas. Nous affalons devant Sitia, une escale décevante car il s’agit d’un port médiocre et d’une ville moderne dont l’unique charme est d’être bien fleurie. Au réveil, pointant le nez dehors, que vois-je ? Luc et Marie-Françoise en train de mouiller Dum’s, au terme d’une traversée épouvantable depuis Piscopi, au nord de Rhodes, nous raconteront-ils autour d’un café au lait.

S’installe alors un fort vent contraire, qui occasionne des rappels d’amarres à tout casser. Venu nous voir sur le quai, un quidam discute un moment, puis nous invite tous quatre à son bord : c’est le capitaine du Smit Houston, imposant remorqueur de haute mer sous pavillon hollandais, en escale au port marchand. Son navire est prépositionné pour une intervention éventuelle, nous explique-t-il en servant l’apéritif dans sa cabine grande comme un appartement, prélude à un excellent repas au carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). -il y manque cependant le pain et la boisson!-. Dès que je l’ai aperçu à Sitia, j’ai repéré le Smit Houston, un remorqueur tout récent qui a marqué son époque par des caractéristiques inégalées, et j’apprécie l’aubaine de pouvoir le visiter, qui plus est sous la houlette de son pacha. C’est un bateau de remorquage, mais aussi de sauvetage, insiste ce dernier, ce qui implique des équipements conséquents, de nombreuses cabines pour les naufragés, six mois de nourriture congelée, de quoi réparer n’importe quelle avarie ou presque sur d’autres bateaux, des pompes avalant jusqu’à 1 600 tonnes d’eau à l’heure, un matériel d’incendie surdimensionné, des compresseurs et des groupes électrogènes taille cargo ou pétrolier, à charger sur les navires en avarie, un système pour filer de l’huile (ce qui aplatit la mer), des ancres gigantesques, etc. Du côté de la radio, il y a à bord ce qui se fait de plus puissant, en double, y compris un télex et un décodeur météo, choses rares à l’époque. La timonerie, très haute, au centre, est une tour de contrôle avec quatre postes de commande des deux moteurs (16 000 ch, plus un de 500 ch dans l’étrave), des treuils et de tout le reste, contrôlé par TV en circuit fermé. Navigation par satellite, deux radars, deux projecteurs de 2 000 w, rien ne manque. Une vaste salle des machines, une autre, monumentale, pour les tambours des câbles (20 cm de diamètre en acier et 50 cm en textile!), des manilles de 150 kg et tout à l’avenant. Le capitaine a aussi de belles histoires à raconter, fier de son métier aventureux qui l’emmène aux quatre coins du monde, à remorquer une plate-forme, un cargo abandonné, à renflouer une épave, à essayer d’éteindre l’incendie d’un pétrolier qui finit par exploser au moment où le dernier homme d’équipage l’évacue… J’ai su que par la suite, sous le nom de MV Solo, ce navire hors normes a été acquis par Greenpeace, qui y a installé une hélisurface et l’a utilisé pour traquer les chasseurs de baleines clandestins.

Le vent contraire se maintient encore et toujours, si bien qu’une saine émulation finit par nous décider à partir, salués au passage par l’équipage du Smit Houston. Bonne initiative. En effet, la mer est tellement formée depuis que ce vent souffle, que l’affreux clapot habituel a fait place à une grande houle, moins handicapante pour de petits bateaux. Au lieu de taper dans chaque vague et d’avoir l’impression de pousser une brouette vers le haut d’un escalier, on marsouine allègrement sans se freiner. Trente milles plus loin, les deux bateaux relâchent dans une crique proche d’Agios Nikolaos, après avoir constaté au passage que le port en est infréquentable. Bloqués là par un regain de violence des conditions, nous retournons à pied voir la ville, dont le site est attrayant, entouré de montagnes aux cimes enneigées, avec des îles, des îlots et de belles plages alentour ; une cité comme toujours garnie de fleurs et ménageant de nombreux recoins, de quoi oublier l’usine à bronzer qui fonctionne ici. Agios Nikolaos a une particularité unique, son bassin des pêcheurs, un profond cratère enchâssé entre les maisons du centre-ville et de petites falaises, relié à la mer par un chenal artificiel. Cette incursion confirme ce que nous avons déjà remarqué à Sitia, à savoir que l’artisanat local est plein de vitalité pour la poterie, la céramique, la peinture, le tissage, etc. D’une esthétique traditionnelle ou contemporaine, c’est souvent très réussi, mais assez dispendieux, et je me contente d’un gros galet peint à ramener pour la famille.


Souvenir de Crête.

La baie Spinalonga qui nous abrite va ensuite être le cadre d’une vaine et éreintante agitation, au milieu de surventes impressionnantes : faux départ avant un demi-tour piteux, nouveau mouillage sous un kastro vénitien, dérapages en série, perte d’une de nos deux ancres, plongées, recherche d’une crique plus vivable et poursuite de l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. dont l’amarre s’est rompue... À la mode du pays, ce déchaînement finit par cesser d’un coup et un beau matin nous pouvons enfin reprendre la route, au moteur, sur une mer lisse comme un lac. Huit heures plus tard, sans avoir pu couper la mécanique, nous rejoignons Dum’s dans le port vénitien d’Heraklion, au bas d’un fort orné du lion de saint Marc. À ce moment, se lève le bon petit vent dont on aurait eu besoin ! Au matin, il est à nouveau contraire et lève une mer chaotique. Nous partons quand même, mais en bus, pour aller se changer les idées à la campagne.

Quelle galère pour grignoter les milles le long de la côte crétoise, jamais autrement qu’au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). ou au moteur ! Les jalons suivants sont Bali, un hameau de pêcheurs, puis Rethymnon, annoncé par un joli phare hexagonal. Le port en est désert, à côté d’un bassin à l’italienne pour les pêcheurs, que domine un château médiéval. C’est la première ville vraiment plaisante que nous voyons en Crête : on y trouve des portes vénitiennes, des moucharabiehs, des minarets et aussi des ensembles éminemment grecs. Bonheur supplémentaire, oublié depuis longtemps, nous profitons avec nos amis d’une journée presque tropicale, avec baignades, balades et farniente.


Le port de Rethymnon.

Contournant ensuite de conserve la presqu’île très militaire d’Akrotiri, nous touchons La Canée, où un rendez-vous a été convenu avec Kalim. Hélas, pas de petit bateau jaune en vue. Un pêcheur nous indique une place disponible et nous aide à l’amarrage, avant de revenir, cinq minutes plus tard, avec un plat de rougets grillés. C’est Tinos qui recommence, pensons-nous et, effectivement, ce pêcheur est lui aussi un Égyptien prénommé Mohammed !



La Canée, l’arrivée et le port.

Suit un passage en haute mer pour la traversée entre la Crête et le Péloponnèse, avec deux îles propices à une escale. D’abord Anticythère, modèle de terre perdue dont port Potamo, caché au fond d’une calanque, est le seul endroit habité, se résumant à un petit phare, quelques maisons frustes, un bout de quai, un plan incliné et des escaliers. Le tout animé par le glou-glou d’un ruisseau et le chant d’un coq. On ne saurait imaginer plus serein et davantage oublié du monde. Il s’y trouve une petite communauté, avec surtout des vieux, mais quelques ménages plus jeunes, aussi, tous surpris de notre visite car personne ne relâche dans cette crique peu sûre. Ils mènent une vie paisible : chacun a sa vigne, son jardin, ses figuiers, il y a des champs, des moulins à vent, récemment abandonnés, semble-t-il, des ânes, des ruches invariablement peintes en bleu, alignées sur les hauteurs. Une petite société en autarcie, restée au temps de la lampe à pétrole.


Port Potamo à Anticythère.

J’ouvre une parenthèse pour noter qu’à quelques encablures de port Potamo, des pêcheurs d’éponges de Symi ont découvert en 1901 l’épave antique où se trouvait -en compagnie de nombreuses statues de bronze- la fameuse « machine d’Anticythère », une horloge astronomique d’une extrême complexité, peut-être conçue par Archimède, datant en tous cas d’un ou deux siècles avant notre ère.

Nous quittons la petite île et ses eaux plus limpides que partout ailleurs, cap sur Cythère, poussés par un petit vent très coopératif. La traversée est agrémentée par le spectacle d’un espadon qui bondit hors de l’eau comme un fou pendant cinq minutes, peut-être pour se débarrasser de ses parasites. À l’arrivée à Cythère, plus précisément au port de Kapsali, au sud de l’île, on ne sait où tourner le regard : le site comprend deux ports naturels, le petit pour les pêcheurs et le nôtre derrière son phare, une citadelle vénitienne vertigineusement perchée, un monastère escaladant une falaise, des gorges encaissées, des pinèdes et une grosse ferme traditionnelle aux bâtiments voûtés… Malheureusement, le paquebot Azur est là aussi, à quai derrière Dum’s. Luc et Marie-Françoise se félicitent pourtant de cet encombrant voisinage : ce matin, à un gars de l’équipage du paquebot venu leur demander comment ils vont, ils ont répondu :
-Ça irait mieux si le moteur n’était pas en panne.
À quoi le type à rétorqué :
-Allez sur l’Azur et faites venir le chef mécano, vous lui direz que c’est de la part du vieux.
C’était le commandant, un type très décontracté et tout sauf prétentieux, avec qui nous avons discuté également :
-Si vous allez à Paxos, passez voir le gars qui ramasse les poubelles, c’est un copain, il vous offrira l’ouzo… etc.
Le paquebot est parti une heure après notre arrivée, non sans que nous ayons bien ri avec "la copine du commandant" -ainsi se présente-t-elle-, qui n’a rien à lui envier pour la simplicité chaleureuse…


Kapsali à Cythère.

Baignades, planche à voile, promenades, tout est tellement bon que nous décidons de prolonger l’escale à Kapsali. Le second jour, nous partons vers la chora et sa citadelle, par une route en lacets ménageant des aperçus sur de magnifiques vallons fleuris, des gorges sombres et de petites plages. À chaque lacet, l’ombre d’un arbre incite à la pause, d’autant que le soleil tape dur. Le village est beau, fleuri à profusion de géraniums aux nuances variées, qui atteignent parfois la taille d’un petit arbre. La citadelle est très ruinée, mais de son emplacement le regard plonge à pic sur le sud de l’île et le port. Ce bref périple suffit à nous faire adorer Cythère, cette île jadis vouée au culte de Vénus, dont le nom fait rêver et qui échappe encore aux touristes, aux immeubles et aux bungalows.




La montée à la chora et la vue de la citadelle, à Kapsali.

À ce point du récit, il me faut à nouveau édulcorer, sans entrer dans le détail fastidieux des coups de vent dans le nez, des demi-tours vers un abri, des déménagements en urgence en pleine nuit devant l’évolution du temps, des louvoyages à n’en plus finir et des séances de moteur. Bref, notre progression vers la Grèce continentale est une épreuve de plus, toutefois conclue par une escale de toute beauté, à savoir la baie Frango, sur l’île d’Elaphonissos, qui prolonge l’"index" du Péloponnèse.
Dans le genre "bleu des mers du sud", ce mouillage est l’un des plus beaux que nous ayons connus en Méditerranée, avec des airs des Grenadines ou des Testigos et une eau chaude dont nous profitons à satiété, tandis qu’au large, derrière nous, cargos et pétroliers se succèdent à grande cadence. Le contraste est saisissant entre la solitude absolue de cette baie et l’animation d’un détroit qui est l’un des plus fréquentés de la Méditerranée.


La baie Frango, sur l’île d’Elaphonissos.

Nous quittons ce lagon par calme plat, mais sachant très bien ce qui nous attend car le pont du bateau est humide, tandis que des nuages couronnent les sommets : nous avons en effet poursuivi la route en louvoyant contre un dur vent de sud-ouest, heureusement par mer plate, à l’abri du cap Matapan. Pour passer la nuit, nous choisissons Kayo, une petite rade protégée de la mer mais où le vent rugit, au cœur d’un paysage nouveau, très aride, montagneux, avec des hameaux aux maisons grises en forme de tours carrées. Ainsi se présente la péninsule de Mani, qui est à la Grèce ce que la Corse est à la France, avec une histoire riche de pirates, de bandits et de vendettas, avec des villages fortifiés sur les hauteurs, et des versants où ne poussent guère que les figuiers de Barbarie et de maigres oliviers.


La côte aride du Péloponnèse, aux flancs du mont Taygète.

Au-delà du cap Matapan, en prime au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). rituel, je dois relater un incident qui aurait pu avoir de lourdes conséquences. Lassés de tant d’efforts pour si peu avancer, nous décidons de relâcher à Gerolimenas, un hameau de pêcheurs coincé entre de fières montagnes, qui est le seul abri sur le trajet. Je termine la manœuvre d’approche au moteur, je donne un petit coup en arrière pour bien placer le bateau, et rien ne se passe ! Allons bon. On mouille en vitesse, trop près du bord, et je descends voir dans le compartiment moteur ce qui a bien pu se passer avec les commandes ou l’inverseur. J’en arrive à une conclusion qui me fait dresser les cheveux sur la tête -façon de parler- : on a dû perdre l’hélice… Je saute à l’eau, c’est bien ça. Avec palmes, masque et tuba, rien à faire pour la retrouver et de toutes façons, si nous n’avons plus d’hélice, c’est que le cône d’hélice s’est détaché bien avant. La situation n’est pas brillante. On mange et j’y repars. Je finis par ramener l’hélice, mais pour le cône, évidemment, c’est peine perdue. En retournant tous les coffres pleins de choses "inutiles" et en passant encore pas mal de temps sous l’eau, je parviens tout de même à réinstaller l’hélice avec un blocage improvisé. Ça doit aller sans problème pour la marche avant, et en cas de besoin, on doit même pouvoir donner un coup en arrière. Ouf ! C’est bon d’avoir de nouveau le moteur, car le vent hurle de plus belle alors que les cailloux ne sont pas loin derrière.

La traversée qui suit, celle du golfe de Messénie vers le "petit doigt" du Péloponnèse, est un méli-mélo de dur clapot et de vent anémique devenant soudain rageur, avant de nous abandonner complètement sur une mer toujours aussi pénible. Autant dire que l’escale est appréciée, et doublement, car la petite cité de Koroni est charmante, bâtie à l’enracinement d’une presqu’île, prolongée par une grosse citadelle vénitienne, elle-même suivie d’une curieuse avancée tabulaire où les paysans sont en train de moissonner à la faucille. Autant la péninsule précédente était aride, caillouteuse et montagneuse, autant celle-ci est verdoyante, fleurie et bien cultivée. Même l’habitat change du tout au tout, reflétant les multiples influences subies par le Péloponnèse, il y a du grec et du turc pour les toits, des balcons italiens et des treilles ou des tonnelles qui doivent sans doute quelque chose aux compagnons de Geoffroi de Villehardouin et de Guillaume de Champlitte, les Croisés qui implantèrent d’immenses fiefs sur ces terres. La citadelle a été colonisée de toutes les manières : des paysans y cultivent la terre au tracteur, des maisons d’été sont enfouies dans les fleurs et la verdure, tandis que chapelles, églises, cimetières, monuments, fontaines et petites pinèdes s’y partagent la place au hasard des vestiges de murailles. C’est frais, reposant, avec de belles échappées sur la mer, l’arrière-pays et ses vignobles, les toits de la cité et le port. On renaît.


Le port de Koroni.

Cela ne va pas durer, comme l’indiquent les petits nuages qui surmontent le cône enneigé du mont Taygète (2 404 m), cher aux Spartiates. En effet, un soudain coup de nord-ouest prend le port à rebrousse-poil et nous oblige à chercher refuge derrière la jetée, à l’extérieur du port, où l’on entend le ressac briser sur les quais ! Il y a trois mois, Chercha-Païs embouquait le canal de Corinthe et le voici à nouveau à la porte de la mer Ionienne. C’est difficile à réaliser tant cette période a été intense. En attendant, franchir le cap Gallo qui marque cette limite n’est pas une mince affaire : quand on s’y présente, le petit temps fait place à un nouveau front de nord-ouest qui fait déferler la mer au-delà de la pointe et qui envoie des rafales à coucher le bateau. Pas pressés d’affronter cela, nous affalons tout pour mouiller dans la dernière crique avant le cap, une anfractuosité étonnamment tranquille et pourtant même pas dessinée sur les cartes. Après le repas, une exploration aux jumelles révèle un vent civilisé et une mer assez plate et nous repartons pour une séance de louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag)., pour une fois agréable, jusqu’à la baie Longo, sur l’île de Sapientza, parfait abri de la nuit sur une île déserte. Il y a longtemps que nous n’avons pas joui d’un tel calme, absolu, minéral. Pour qu’il ne soit pas dit que je n’aurais pas essayé la chasse sous-marine en Méditerranée, et comme le coin s’y prête, je sors l’équipement et je plonge. J’en reviens bredouille, les deux seuls poissons tirés, des amuse-gueule pour le chat Boulgour, je les ai ratés tellement ils étaient petits. De Sapientza, un saut de puce nous mène à Methoni, au pied d’une forteresse vénitienne dont une tour à trois étages s’avance dans la mer.


Le port de Methoni.

Au menu du lendemain, filet mignon de vent contraire et courant dans le nez, sauce Volvo. Après une pause décevante à Pylos, gros bourg sympathique bouleversé par d’énormes travaux d’agrandissement du port, nous découvrons avec ravissement le magnifique site de Navarin, la meilleure rade du Péloponnèse, protégée du large par une longue île escarpée, avec un îlot dans la passe qui prend des allures de cathédrale gothique tellement l’érosion l’a découpé en arches audacieuses ; en face s’élève le château turc, maintenant couvert de pins au milieu desquels émergent les toits de tuiles claires d’une charmante église byzantine. Navarin est entré dans l’histoire en 1827, au cours de la guerre d’indépendance grecque, avec la bataille navale -livrée à l’ancre et à bout portant- entre une flotte anglo-franco-russe et une autre turco-égyptienne (174 morts d’un côté et plus de 6 000 de l’autre). Poussés par un gentil vent de sud que nous aurions aimé plus matinal, nous mouillons en puristes sous une forteresse franque, tandis que tout autour de la baie se disséminent les monuments aux morts des vainqueurs, les Ottomans n’ayant pas eu cet honneur.

De la Grèce, nous connaîtrons encore l’île déserte de Proti, où nous jetons à nouveau l’ancre, le temps d’une nuit, au pied d’un château de l’époque des croisades.


Cécile en balade sur l’île Proti.

Suivra la cité de Katakolo, dont nous en approchons, au prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. faut-il le préciser, alors qu’un gigantesque orage se développe à la côte. Nous arrivons au milieu des éclairs, sous des trombes d’eau, et il ne fait pas bon être dehors à ce moment. Pourtant, un matelot d’un patrouilleur est là pour nous inviter à nous mettre à couple et nous prendre les amarres. La solidarité des gens de mer n’est pas un vain mot en Grèce : Efkharisto Christophóros ! De Katakolo à Zante, la dernière escale grecque, ce seront encore des heures de voile déprimantes et beaucoup de moteur. Zante est une île riante dont la capitale arbore un campanile bien dans le ton de la suite de notre croisière, ce que confirme le douanier, en ne nous abordant pas en anglais, mais en italien.


Le port de Zante.

(mai-juin 1981)