Tribulations catalanes

Amicales et familiales, les menues navigations relatées dans ce chapitre donnent l’image d’insouciantes vacances au soleil, cependant je ne reviens pas sur cette période de gaieté de cœur, on verra pour quelles raisons. La chronologie de l’année 1982 commence non loin de Bordeaux, au fin fond d’un canal du Midi rendu impraticable par les inondations de la Garonne. Suite au récent passage de Cécile à l’hôpital, nous nous interrogeons, Mireille et moi, sur le programme futur qui devait nous conduire loin dans l’Atlantique, quand des amis de Guyane nous demandent s’il est possible de naviguer avec nous en Méditerranée. C’est un charter qui ne dit pas son nom, car pour leur sécurité, soi-disant, ils offrent de nous équiper d’un radeau de survie flambant neuf. L’avenir proche se dessine et je ramène donc le bateau vers l’est, le laissant en attente à Carcassonne pendant que je m’active sur le chantier de la coque de Gilbert. Fin juin, Mireille et Cécile restent en famille en Auvergne et je retrouve Chercha-Païs devant les murailles de la Cité : le capot de descente est forcé et le bateau, squatté en notre absence, a été laissé dans un état de saleté indescriptible après que les provisions en aient été épuisées. Je l’avais pourtant laissé en gardiennage payant à un particulier, dont la maison se trouve à un mètre de notre bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. !

J’ai juste le temps de rendre les aménagements présentables avant l’arrivée de l’équipage prévu pour terminer le canal, soit nos amis de Castor, Catherine et Michel (mon moniteur de deltaplane), et Marc, le fils des amis que je suis impatient de revoir, six ans après notre séparation sous le soleil équatorial. En trois étapes, nous rejoignons la grue du démâtage, à Sète, et la longueur du jour permet même de réinstaller le gréement dans la foulée. Suit un galop d’essai du voilier qui a retrouvé sa noblesse, à travers le bassin de Thau, à l’extrémité duquel nous passons la nuit dans la quiétude des Onglous. Fin prêts au retour à Sète, quai Vauban, nous saluons le départ de Catherine et Michel et, dans l’après-midi, l’arrivée de Christine, Henri et Floriane, la sœur de Marc. Le temps d’installer le container de la nouvelle survie -qui fait une table basse entre le banc du balconbalcon : bastingage à l'avant ou à l'arrière d'un voilier. et celui de la plage arrière-, et de remplir les réservoirs d’eau au Cercle de Voile, il reste encore assez de jour pour que Chercha-Païs retrouve le goût du sel au large, avant que l’ancre ne plonge dans l’avant-port du cap d’Agde.


Christine et Henri.

Le cabotage qui se poursuit en direction de la Costa Brava est agréable, sans trop de calmes ni de tramontane ou d’orages. Seul bémol, Henri, par ailleurs très plaisant, n’est vraiment pas un lève-tôt et nos horaires d’appareillage s’en ressentiront… Chacun trouve ses marques à bord et s’attribue une petite spécialité du quotidien, s’adonnant pour le reste à ce qui fait des vacances dignes de ce nom, bains de soleil, plongeons et planche à voile, Christine y ajoutant la lecture et la contemplation. Henri, qui espère beaucoup de la pêche malgré mon pessimisme à ce sujet, ramène une pleine mitraillette de maquereaux dès le deuxième jour ! En dépit de sa frénésie à tout tenter ensuite, il ne prendra plus jamais un poisson...

Les étapes s’égrènent, Port-la-Nouvelle, Collioure (nos passagers connaissent bien ce pittoresque village où ils possèdent un appartement), Port-Vendres, Port-Bou, le cap Creux, Port Lligat, Estartit et Palamos. La traversée vers les Baléares est menée à bien avec une proportion acceptable d’heures de moteur, le décor varié et spectaculaire de l’archipel hissant l’intérêt de la croisière vers des sommets, aux yeux des Parisiens qu’héberge Chercha-Païs. De Majorque, nous ne voyons que Pollensa et l’îlot Formentor, à la pointe nord de l’île, préférant consacrer une semaine, façon quartier libre, à sa voisine Minorque.

Un gentil vent de sud appuie la traversée vers Ciudadella, charmante capitale historique de Minorque où nous nous mettons à quai, au fond de la profonde calanque qui sert de port. Christine et moi allons faire le tour des palaus qui entourent la cathédrale pendant que le reste de la troupe prépare le repas du soir, octroyant au capitaine "des vacances bien méritées". Le journal de bord mentionne ensuite, au fil des jours, des mouillages dans des calas sauvages aux eaux paradisiaques, Macarella, Santa Galdana, Covas et Canutells, avant une escale urbaine à Mahon, où l’ancre croche au pied de la vieille ville.


Henri à la pêche.

Personne ne souhaite descendre à terre le lendemain et nous partons en mer tirer des bords pour le plaisir avant de revenir mouiller à l’abri de Plana de Mahon, une île de la rade qui est un paradis de la planche à voile. Quand Marc et Henri libèrent l’engin, je joue le professeur avec les nanas de l’équipage et la nuit est tombée lorsque nous revenons devant la ville.


Une leçon de planche à voile pour Floriane.

Le tour de Minorque nous voit ensuite à Albufera, une calanque de la côte orientale où les garçons plongent à la pêche aux nacres géantes, et à Adday, une profonde échancrure où la mer s’enfonce au milieu de bocages inattendus, une fois parés les écueils de son entrée. Floriane y retrouve ses copines d’un autre voilier et la bande se disperse en balades, dans les pinèdes, sous l’eau ou en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., tandis que la planche à voile sillonne sans répit cette majestueuse calanque. Il était prévu de boucler le tour de Minorque par Fornells, mais un bon vent de sud-est nous décide à dégréer la planche et à tout ranger pour traverser vers le continent. Un galop entre 6 et 8 nœuds, grand largue avec les deux génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant. tangonnés, c’est bon à prendre, mais cela ne durera que la moitié du trajet.


Henri et Marc s’initient au maniement du sextant, Christine à la barre.

La Costa Brava nous octroie une nuit paisible devant San Feliu de Guixols, puis c’est dans le fracas d’un orage que nous mouillons à Palamos. Après ces deux cités qui illustrent les excès des bâtisseurs espagnols, la sauvagerie reprend ses droits aux îles Medas, le temps du repas de midi. À la fin des années soixante, cet archipel a été le cadre de plongées inoubliables, quand le Groupe Spéléo y explorait des cavités sous-marines parfois à la dimension d’une cathédrale. Souvenirs vite balayés quand nous venons à quai à Estartit, tandis que Marc fait la traversée en planche à voile : il ne reste rien de la pinède en bordure de laquelle nous avions planté le camp, les routes et les immeubles ont tout envahi, les camping-cars s’alignent à l’infini sur la longue plage et dans le port une dizaine de gros bateaux emmènent les plongeurs dans des grottes sous-marines devenues fameuses. Reste la satisfaction égoïste d’avoir connu ce monde vierge et préservé, et d’avoir, à l’époque, bien choisi l’endroit…


Mouillage aux îles Medas.

Le tableau s’assombrit davantage quand un crachin breton s’abat sur nous, tandis que la météo prévoit une période de tramontane. Comme rien ne s’annonce, nous quittons doucement Estartit à la voile, sous les regards admiratifs de nos voisins de quai en train de doubler les amarres. La tramontane fait tout de même son apparition un peu avant Cadaquès et nous avons le plaisir de louvoyer dans un bon vent qui ravit Christine, peu friande des calmes.


Christine.

Heureusement que nous avions anticipé ce genre de contrariété en prenant trois jours de marge pour le retour, car nous restons coincés à Cadaquès jusqu’à ce qu’une brève accalmie nous permette d’aller à Port Lligat. La pluie a cessé et l’ambiance du bord remonte au firmament : les vacances continuent, de siestes en papotages, et de planche à voile en baignades, lecture, dessin, correspondance ou bricolage. Christine et moi allons nous promener vers la maison de Salvador Dali et nous faisons aussi le tour des cahutes des disciples qui escortent la demeure du maître. Retour à Collioure, où Christine et Henri invitent des amis à bord, alors que nous n’avions jamais tant roulé au mouillage : il faut lever l’ancre pour continuer le repas à l’abri de la jetée de Port-Vendres ! De là, les amis sont rentrés chez eux à pied, dégoûtés à jamais du bateau.


La maison de Dali à Port Lligat.

Dans le mauvais temps, nous gagnons ensuite Port-Leucate, sinistre bassin désert jamais mis en service, où nous entrons pour la nuit au milieu des déferlantes de la passe. Enfin, au portant sous le ciel bleu, nous revenons devant Sète où se croisent les sillages de Chercha-Païs et du Fri Du d’Ivan (le fils cadet des Bons Enfants) et Danièle, en partance vers le Portugal. Rendus au quai d’Alger, à la voile, s’il vous plaît, nos amis et leurs enfants viennent de vivre un mois de juillet de rêve, à les en croire, et sur le quai de la gare nous nous promettons tous de renouveler l’expérience.



Fri Du, l’un des trois derniers sinagots du Morbihan, avec Ivan et Danièle.

Aussitôt, je monte à la villa Pomponnette, chez Maurice et Evelyne, où se trouvent Mireille et Cécile, et au terme d’une joyeuse soirée, notre petite famille rassemblée réintègre le bord. Rassemblée ? Ce n’est pas le mot. Déjà, avant de quitter Mireille à Combronde, j’avais ressenti un certain malaise, qui se précise maintenant. Pour une raison qui m’échappe, et à elle aussi peut-être, Mireille annonce qu’elle me quitte. Pas de cris, pas de reproche, pas d’explication, c’est d’autant plus impressionnant. Pris de court, sans argument, je temporise, lui suggérant, avant de décider quelque chose de définitif, de laisser passer un mois, jusqu’au "charter" que nous ont demandé nos amis Claude et Gilbert.

Deux jours de petit bricolage, de bavardage avec les visiteurs, dont l’inattendu Christian de Goulphar -que Paulette a quitté-, puis le bateau accueille la famille en ordre dispersé : mon frère François, notre cousine Claire et enfin Nano, imbattable en matière de performances ferroviaires (venant de Bordeaux en train, il s’est réveillé à Marseille!). Heureux d’être réunis, les frangins renouent avec leur complicité musicale de l’adolescence, qui avait pris la forme du groupe Utopia, et leurs duos guitare-flûte sont un régal. Comme je dois faire quelques travaux à bord, les jeunes commencent par goûter à la vie sur l’eau à Sète, appréciant beaucoup, par exemple, que nous demandions l’ouverture des ponts juste pour aller "garer" le bateau au plus près du supermarché, au moment de remplir la cambuse, avant de retourner chez nous, au paisible quai aux Sables, en interrompant à nouveau la circulation.



La belle complicité de mes frères.

La première sortie débute par une séance de carénagecarénage : nettoyage de la coque sous la ligne de flottaison. à flot à l’extérieur de la jetée orientale et, la corvée accomplie, on s’élance vers le cap d’Agde. Au bout d’une demi-heure, la tramontane dépasse parfois force 7 et nous rebroussons chemin vers la passe ouest du port de Sète. Chercha-Païs y est engagé quand un bateau de promenade perd deux passagers devant nous et sa manœuvre pour les récupérer nous oblige à mettre bout au vent en urgence, d’où un beau méli-mélo de drissesdrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. et d’écoutesécoute : cordage servant à régler l'angle de la voile par rapport à l'axe longitudinal du voilier.. Peine perdue d’ailleurs, car c’est un troisième bateau qui sort les naufragés de l’eau… Le lendemain ça souffle autant, mais un peu moins dans le nez, ce qui autorise une seconde tentative : grâce à l’abri de la côte, c’est un plaisir jusqu’au cap d’Agde, en revanche, plus loin, la houle est forte et le mal de mer gagne certains de nos passagers. Dix milles au-delà, les conditions empirent et nous retournons nous planquer au cap d’Agde. Comme il faut à nouveau attendre une amélioration, nous passons du mouillage dans l’avant-port à un quai de l’île des Pêcheurs, où François débarque, convaincu que le bateau à voile ne lui conviendra jamais. Au matin, une tramontane moins virulente nous propulse jusqu’à Port Leucate et, dans ce cadre alors lugubre et déserté, Mireille débarque à son tour, après avoir expliqué à Cécile :
-Tout va bien, je vais revenir.
En fait, ce 10 août, je sais que la rupture est consommée.

Les jours suivants, je n’ai rien consigné sur ma lettre aux parents et aucun souvenir ne me revient. D’après le journal de bord, nous avons rejoint Collioure au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag)., dans un zéphyr montant progressivement à force 7 avant de s’évanouir à la nuit. Suit une étape vers l’Espagne dans le petit temps, avec escale à Port-Bou, puis une séance de moteur pour tourner le cap Creux et mouiller à Port Lligat. Là, arrive Joe, dont les filles Sally et Linda, qui avaient sympathisé avec Floriane, en font autant avec Cécile. Cet Anglais est un type du genre de Coco de Triaenghel ou d’Yves de Miridrouchba, jamais à court d’énergie, d’idées ou de bonnes histoires de voile. Il m’emmène assister un voilier qui s’est planté la nuit précédente à l’entrée du mouillage : il y avait de l’eau à 1,50 m au-dessus des planchers et tout aurait été perdu si une trentaine de plaisanciers n’étaient venus à la rescousse dans la nuit pour pomper et écoper. Il s’agit maintenant d’aveugler la voie d’eau avec du ciment rapide, dont j’ai une provision à bord, et Joe et moi apportons notre expérience pour ce colmatage.


Balade à la voile avec Cécile.

Une petite équipière prépare le pavillon de courtoisie.

Pour le repas de midi, tout le monde se tasse autour de la table du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., puis j’emmène Cécile tirer ses premiers bords en planche à voile : pour me faire plaisir, elle trouve cela pas mal, sauf les virements de bord et les empannagesempannage : virement de bord vent arrière.... Ce qui la comble, je le sais bien, c’est la baignade et la plage, où elle se fait des copains de tous âges, tels Marco et Pedro, qui s’ajoutent à la petite bande déjà composée avec Sally et Linda. Le soir, je reste à discuter avec Joe, laissant Cécile filer au lit, épuisée par sa journée, tandis que les "jeunes" vont guincher à Cadaquès. En tous cas, ceux qui restent sont aux anges et apprécient tout ce qu’il y a de bon dans cette croisière, c’est un plaisir !

Retour peinard, encore au moteur pour doubler le cap Creus -l’orthographe dépend du sens dans lequel on le passe-, puis tout dessus grand largue, vers le cap Béar. Une navigation tranquille soudain interrompue par une vedette de la douane qui nous aborde, tandis qu’un hélico ronfle quelques mètres au-dessus. Les gabelous cherchent quelque chose de très précis à bord d’un ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. de couleur sombre… Raté, c’est pas nous ! Escale technique à Port-Vendres où l’eau gratuite coule à flot, puis nous mouillons derrière le môle-abri dans un vent favorable à la planche à voile. Le matin suivant, départ à la voile pure et arrivée de même à Collioure, petite étape propice pour en apprendre un peu plus encore à Nano, qui se révèle être un parfait navigateur en puissance. Nous restons une journée supplémentaire pour profiter d’un feu d’artifice marin qui est paraît-il le plus beau de la côte, précédé aujourd’hui de lâchers de parachutistes en mer, juste devant nous ! Doublé par des reflets tremblotants sur l’eau, ce feu d’artifice est effectivement un grand moment, si ce n’est qu’il faut guetter les débris de fusées rougeoyants qui retomberaient sur nos voiles ferlées.


Lessive et grande toilette au jet à Port-Vendres.

Deux jolies étapes sans moteur nous ramènent à Sète, où l’équipage se réduit à Cécile et son père. Nano rêve de se construire un voilier et je continue de réfléchir à un plan qui lui irait bien. Mes propres projets, eux, sont dans le flou le plus complet.



Collioure, où Cécile se voit en vedette de la chanson.

Mireille passe, sans rien me confier de ses perspectives, sinon que je n’en fais pas partie, et elle repart quelques jours plus tard avec Cécile. Me voici navigateur solitaire, avec pour seul programme la croisière aux Baléares en compagnie de Gilbert et de Claude, et je ne me vois pas rester dans mon coin à broyer du noir. En ce temps, avant la météo marine du soir, France-Inter diffuse une bourse des équipiers, et à tout hasard j’en essaye le téléphone (la préhistoire d’Internet!). J’ai rapidement un bon contact avec une fille sympa, sportive et libre comme l’air, qui semble partager mon ressenti. Rendez-vous est pris au soir du 3 septembre, à Port-Vendres, comme Gilbert et Claude.

Je ne suis pas un marin solitaire dans l’âme, cependant la petite trotte vers Port-Vendres me plaît bien. Si j’avais su… Au départ, la tramontane souffle comme un alizé costaud. Pas de problème, les prévisions annoncent que c’est stable. Sauf que le vent monte à force 8 soutenu, puis 9, puis 10, et la météo enregistrera même des rafales à force 12 ! Je réduis jusqu’à ne porter que la trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. et l’artimonartimon : mât le plus à l'arrière d'un voilier ou voile triangulaire portée sur ce mât. à deux risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile.. Les embruns transforment le paysage en brouillard et même en serrant le littoral, la houle frappe sauvagement la coque. C’est une chance que je connaisse bien Port Leucate et ses abords : tout affalé, moteur à fond, j’entre dans le premier et encore unique bassin, dont le quai sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. est un enfer. Il faut impérativement s’amarrer de l’autre côté, mais le moteur ne me permet que d’approcher le bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. et seul il est impossible de porter un boutbout : bout qui se prononce « boute », désigne, de façon générale, un cordage sur le navire car le mot « cordage » n'est jamais utilisé par les navigateurs. à terre. Voyant quelqu’un plus loin, je me rapproche. C’est un papy avec sa canne à pêche, à qui j’explique tant bien que mal comment il peut m’aider. Ce à quoi il répond :
-Je ne peux rien faire, je suis cardiaque…
Je le rudoie un brin en lui montrant une bitte d’amarrage à ses pieds, ainsi que l’amarre que j’ai en main, au bout de laquelle j’ai fait une boucle. Tout ça en retournant sans arrêt aux manettes et à la barre pour que le bateau ne soit pas drossédrossé : être entraîné à la côte. sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent.. Rien que lancer l’amarre contre les rafales est un exploit façon Zorro, mais nous parvenons à réaliser la manœuvre. Vraiment merci, monsieur ! Je hâle le nez du bateau au guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres., je porte d’autres amarres que je raidis aux wincheswinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes. et je me hâte de protéger la bulle et les hublots que le sable volant est en train de dépolir. Ouf ! Une boîte de raviolis froide plus tard, anéanti, je m’endors dans un bateau couché par le fardagefardage : prise au vent d'un bateau. du gréement.

Rejoindre Port-Vendres dans une tramontane à bout de souffle est ensuite une formalité. Gilbert et Claude s’installent bientôt dans la cabine arrière, mais Claudie, l’inconnue de France Inter, se fait attendre. En fait, un copain pilote lui a proposé de l’emmener depuis Paris et, confrontés à du brouillard sur la fin, ils ont perdu beaucoup de temps, ne trouvant l’aérodrome de Perpignan qu’après avoir suivi l’autoroute à basse altitude ! L’équipage est au complet et très vite Claudie trouve sa place, bien que ce soit sûrement inconfortable de devoir se greffer sur un trio constitué depuis quinze ans. Pour tout dire, c’est plutôt un second duo qui se constitue, tout naturellement, comme une évidence.



Première croisière pour Claude et Gilbert.

Gilbert et Claude ne disposent que d’une grosse semaine, il faut s’activer. Après une première escale à Cadaquès, la traversée vers Majorque se déroule au mieux et nous relâchons dans les décors spectaculaires de Puerto de Sóller et de la Foradada, découverts à notre entrée en Méditerranée, presque deux ans auparavant. La suite, à Minorque, ressemble à la croisière précédente, avec notamment des escales dans la baie de Pollensa, à Ciudadella et pour finir à Mahon, d’où Gilbert et Claude repartent en ferry. Arrivés sur les rotules du fait de leur activité professionnelle intense, ces amis ont surtout cultivé le farniente, sans pour autant repartir gonflés à bloc car la coupure était trop brève. En tous cas, nous avons passé d’excellentes journées tous les quatre, et nous souhaitons qu’elles aient de nombreux prolongements.



Mouillages aux Baléares.

Rien ne presse pour Claudie et moi, et nous imaginons un retour en droite ligne vers Sète, sans démarrer le moteur quoiqu’il advienne. Jamais je n’ai connu de tels calmes et jamais je n’ai si peu bougonné contre le ciel !


Le calme absolu au retour de Minorque.

Claudie à la barre.

Tant pis si la formule est galvaudée, nous nous sentons seuls au monde. Enfin presque, car chaque matin un avion de la douane passe en rase-motte, ce qui annonce une arrivée à terre en fanfare, avec une nouvelle intrusion d’hommes en uniforme. Il ne fait pas bon être un ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. de couleur sombre sur la route d’un supposé retour du Maroc... Il est tout de même curieux d’être suspectés alors qu’on nage tranquillement autour du bateau et que notre avance est ridicule. Pour le reste, c’est-à-dire pour l’essentiel, je n’en reviens pas d’une chance pareille. Pas l’ombre d’un trouble entre Claudie et moi : nous échangeons à l’infini, avides d’en savoir plus l’un sur l’autre. Sa personnalité et sa culture d’artiste me font mesurer la profondeur de certains gouffres dans mes connaissances, tandis qu’elle pose des questions sur mon vécu de bourlingue, en se voyant bien partager une telle existence.


La visite quotidienne de l’avion de la douane.

Belle personne s’il en est, Claudie est encore du carénagecarénage : nettoyage de la coque sous la ligne de flottaison. à côté du chantier de Maurice, des voyages pour retrouver Gilbert et Claude en Auvergne, puis Laurent et Yvette dans le Perche, avant que nous marchions tous deux dans la neige qui recouvre les forêts dévastées par la tempête du début de novembre. L’entente est toujours sereine, joyeuse, profonde. Claudie a alors disparu, en faisant en sorte que je n’aie aucun moyen de communiquer ou de la retrouver.


Carénagecarénage : nettoyage de la coque sous la ligne de flottaison. à Sète à côté du bateau de Maurice et Évelyne.

Dix-sept ans plus tard, nous en avons parlé. Elle avait de bonnes raisons, le destin ne lui a pas laissé le choix. Depuis ces retrouvailles, notre amitié est l’un de mes biens les plus précieux et nous avons partagé de grandes aventures, mais jamais plus nous deux seulement, comme au retour de Minorque.


Dans la forêt dévastée du Sancy.

(juillet-novembre 1982)