En Casamance, au pays des Diolas

Décalée de six heures pour cause d’échouage en Gambie, l’arrivée devant l’estuaire de la Casamance nous confronte à un dilemme peu enviable : comme il n’est pas question de s’engager à l’aveuglette dans ce secteur encombré de hauts fonds, vaut-il mieux capeyercapeyer : mettre un voilier à une allure ralentie pour réduire ses mouvements dans le gros temps. toute la nuit ou mouiller bêtement au large, en pleine houle ? Notre besoin de sommeil fait pencher pour la seconde solution, mais nous ne fermerons pas l’œil un instant en raison d’un tangagetangage : oscillation d'une coque d'avant en arrière. infernal et des violents rappels de la chaîne, dont je n’ai pas pu amortir les mouvements autant que souhaité. L’ancre relevée dès l’aube naissante, une autre difficulté se présente : les seuls points remarquables de la côte sont de petites embouchures, encore faut-il les dénombrer correctement. Faute de quoi, nous nous retrouvons par trois mètres d’eau devant des bancs non identifiés. Réflexion faite, nous sommes encore trop au nord et à midi, enfin, apparaît la première bouée d’un chenal d’entrée en Casamance qui serait un jeu d’enfant si toutes les balises étaient au rendez-vous et si une brume insidieuse ne venait pas compliquer les choses.

Un beau maquereau-bonite parraine la réussite de la manœuvre, à l’instar de celui de ses congénères qui avait mordu à la ligne à notre entrée dans le Saloum.


Belle prise à l’entrée en Casamance.

Sur l’eau apaisée de l’estuaire, Chercha-Païs approche doucement de l’île de Djogué, vers une pointe de sable où de grands arbres ombragent un village typique. Le courant contraire nous force à mouiller avant de l’atteindre, devant une plage précédée d’une centaine de mètres de fonds vaseux où il n’y a même pas assez d’eau pour l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. . Après un parcours du combattant pour aller à terre, nous en revenons avec une récolte de graines aux formes étranges, à défaut des coquillages espérés. Pour la nuit, une traversée du fleuve nous mène à l’île de Karabane, dont le village est lui aussi environné de fromagers majestueux, auxquels s’ajoutent manguiers, flamboyants et bougainvilliers.


Le village de Karabane.

L’étape du lendemain, dans la brume et au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag)., mais avec l’appoint de la marée, prend fin en amont de Ponta, un village traditionnel entouré d’une vaste palmeraie, où se niche aussi un hôtel avec piscine. Dépassant les quatre voiliers qui y sont mouillés, nous nous installons à l’écart, cheminant jusqu’au soir parmi les rizières aux remblais de sable, où des cochons noirs vadrouillent en liberté. En bordure des parcelles, des lignes de palmiers dévolues à la récolte du vin de palme abritent une volière étonnante de diversité, à en juger par tous les chants qui s’y mêlent ; les seuls visibles parmi ces oiseaux sont des tourterelles, des cailles et des paradisiers éclatants, bleu fluo sur le dessus et jaune-oranger en dessous.


À Ponta, une rizière, la grande spécialité des Diolas.

Bien que le fleuve ait une vocation touristique évidente, lancée par le célèbre village du club Med installé au sud de son embouchure, la Casamance demeure séduisante. Les immenses plages qui trouaient la mangrove sur le Saloum ont fait place à des bancs de vase émergeant de l’eau grise, mais on oublie ces berges peu avenantes face aux somptueuses forêts denses qui s’élèvent en arrière-plan, notamment à Djogué, Karabane et Ponta, les trois principaux villages du bas du fleuve. Établie vingt-cinq milles en amont, au terme de la partie navigable, Ziguinchor, la capitale de la région, ne bénéficie pas d’un tel environnement : c’est une ville importante sans beaucoup de caractère, animée par des Diolas tranquilles et amicaux, très différents des militaires postés à chaque carrefour, qui sont, eux, des Wolofs à la mine farouche. Leur présence est la conséquence du récent soulèvement de la Casamance, le dernier en date d’une série de révoltes indépendantistes, car les Diolas sont l’ethnie sénégalaise la plus attachée à sa terre et à ses traditions. Une dizaine de voiliers sont au mouillage dans le fleuve et parmi eux un cotrecotre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. en alu qui a été troué d’un bord à l’autre par une rafale de mitraillette ! Sans mal pour l’équipage, qui a depuis lors décampé en laissant le bateau sur place... Parmi les confrères touristes à voiles, nous faisons la connaissance de Jacques et Carole du P’tit Lauriston, un nom emprunté à une chanson engagée de Boris Vian. Le courant passe bien avec eux -nous aurons plus tard d’heureuses retrouvailles au Brésil- et, d’échanges de bouquins en apéro, nous en venons à partager le pélican qu’ils ont tiré au fusil la veille, accompagné de riz casamançais.


Les berges de la Casamance.

Pour la croisière fluviale de retour, nous nous octroyons une semaine de flânerie dans les affluents de la Casamance, à commencer par la remontée des méandres du marigot d’Affiniam, en ne stoppant la machine qu’à la nuit tombée. Au matin, une dernière petite heure de moteur nous conduit dans la courbe qui est à la hauteur de la forêt d’Affiniam et à trop contempler ces frondaisons portées par de légers reliefs, on en oublie la sonde à main. Plantés en beauté à deux cents mètres du mouillage, il faut ressortir l’aussière, la grosse ancre, tourner les wincheswinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes. et attendre la marée pour enfin s’en sortir à l’heure du repas ! À terre, une longue marche à travers la savane nous mène au village et à ses grands arbres. Le décor végétal foisonnant, riche de fruits et d’oiseaux, cadre mal avec les bâtiments d’une mission canadienne et avec un certain nombre de cases en dur destinées aux vacanciers qui arrivent ici en car.


Un taxi-brousse à Affiniam.

Nous nous en tenons donc à la périphérie du principal centre, escorté par cinq gamins à la langue bien pendue, arrivés en courant, un peu intimidés, avec une mangue en guise de cadeau. C’est à qui nous en apprendra le plus sur les arbres, les fruits, les ruches -ici, ce sont de grands paniers fermés en vannerie, suspendus aux arbres-, les cultures et les façons de vivre ; deux d’entre eux, en manque d’affection, veulent absolument me donner la main, tous étant pareillement souriants et gentils, ni quémandeurs ni agressifs, signe que le tourisme est tout récent. Après qu’ils nous aient conduits devant l’école, puis à l’église -je précise que les Diolas sont en grande majorité restés animistes-, nous les emmenons à bord : c’est leur première visite d’un voilier, chose surprenante quand on songe au nombre de bateaux qui passent en Casamance. Ces cinq-là repartent heureux, avec un stylo feutre chacun, mais sur la rive attendent cinq plus grands qui ne veulent pas être en reste et l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. est alors à deux centimètres d’embarquer en grand...


Michelle et les gamins d’Affiniam.

Retour à la Casamance, descendue au moteur faute de vent, avec une halte dans le marigot de Tendjouk pour le repas de midi, pause interrompue avant le café par une invasion d’abeilles ; ce désagrément en précède un autre, la nuit au mouillage à la pointe Saint-Georges étant perturbée par un clapot inattendu. Le lendemain, en revanche, tout se passe bien, y compris pour l’entrée délicate de l’Ouniomouneye, un marigot étroit que nous remontons jusqu’à Niomoune. Ce village occupe un site superbe, à l’extérieur d’une courbe sablonneuse, où de belles cases, d’immenses arbres, des champs et des rizières forment un décor de choix, animé par des troupes de petits cochons noirs et étroits, des chèvres naines, des moutons et des vaches aux longues cornes accompagnées d’échassiers peu farouches. Un bétail plein de vigueur, en totale liberté comme la volaille, les chiens et les chats qui complètent le tableau. Les lavandières sont toutes au bord du marigot, près de leur lessive multicolore qui sèche sur l’herbe, mais on n’aperçoit pas les enfants, qui doivent être à l’école.

Pour ne pas déranger cette harmonie, nous mouillons à l’écart, un peu plus haut, avant de mettre pied à terre. La promenade est d’abord l’occasion de reconnaître les fruits appris à Affiniam, notamment le pain de chèvres ; puis nous découvrons des palmiers où nichent des milliers de chauves-souris volant en plein jour avec une agilité surprenante, avant de nous approcher des villageois occupés aux travaux familiers, pilage du riz, ravaudage de filets, corvée de bois, séchage de poisson, calfatage d’une pirogue ou liage des bottes de paille de riz qui referont un toit à une case. De retour à bord nous avons la visite d’une pirogue portant de jeunes adolescents, François, Eugène, Catherine et une autre fille, qui testent avec nous leurs rudiments de français. On parle un peu de pêche, ce qui nous décide à essayer un coup de tramailtramail : filet à triple nappe., dans la nuit, pour n’en tirer qu’un machoiranmachoiran : poisson de mer très courant en Guyane, porteur d'épines venimeuses. exactement semblable à ceux de Guyane, y compris dans l’assiette, hélas.
Autant la montée s’était faite sans anicroche, autant le retour à la Casamance est laborieux, avec au confluent un échouage mal engagé : grosse ancre, aussières, va et vient en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. , guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres., winchwinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes., je commence à en avoir assez de ce cirque ! Nous enchaînons pourtant vers le marigot d’Elinkine, dont nous trouvons difficilement l’entrée après avoir talonné une demi-douzaine de fois. Le village du même nom, desservi par une piste pourvoyeuse de touristes, nous apparaît dénué d’intérêt et nous poursuivons à la voile dans le marigot de Kouroukoutou, avec sans doute à peine quelques centimètres de marge sous la quille, jusqu’à un mouillage au ras des palmiers, dans un petit creux enchanteur, entre une haute berge de sable sur une rive, trois cases plus loin et des palétuviers en face. L’eau, verte et assez claire, m’incite à caréner en vue du louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). de retour à Dakar : je constate sans surprise que nos échouages successifs ont raclé le bas de la quille jusqu’au ciment mais, plus grave, en Gambie nous avons tordu la pointe arrière de la quille qui a vraiment vilaine allure. On ne pourrait réparer qu’au sec, donc cela attendra. La balade à terre de rigueur nous mène dans les champs et sous une palmeraie. Un Diola particulièrement noir de peau, tenu par une sangle, se tient tranquillement au sommet d’un palmier pour installer les bouteilles où la sève, dont la fermentation donnera le vin de palme, s’écoule grâce à une sorte d’entonnoir végétal ; il nous fait comprendre qu’il doit monter plusieurs fois par jour dans chaque arbre pour ouvrir à nouveau les entailles permettant cette récolte. Plus loin, un de ses confrères nous accueille dans sa langue :
-Kassoumaye (comment ça va).
En réponse, nous épuisons la totalité de notre vocabulaire diola :
-Kassoumaye kep kep kep (ça va très bien)

Ce sera notre dernière rencontre en Casamance, mais pas la fin de nos problèmes de tirant d’eau : une tentative de sortie de Kouroukoutou se termine en demi-tour pour cause de marée mal calculée et la seconde, en début d’après-midi, se solde par un échouage magistral, encore un. Comme il y a un bon vent, aux moyens habituels nous ajoutons les voiles mises à contre et en une heure de lutte nous passons en force le seuil de sable du confluent. Puis nous tirons des bords, courant contraire, vers Karabane, avant une sortie de son marigot sans problème et un mouillage à la nuit vers Dogué, où il est temps de tout ranger en prévision de la dure remontée de l’alizé qui nous attend.



L’harmattan voile le ciel à l’embouchure de la Casamance.

Ce sera un périple de presque trois jours (pour 194 milles), effectué à l’aveugle en raison d’un harmattan charriant des nuées de sable. À Dakar, les préparatifs de la grande traversée s’étalent sur une petite semaine : visas pour le Brésil, pleins de vivres et inscription à l’ADP (Amicale des Plaisanciers de Dakar), ce qui nous ouvre le bar, avec lecture des revues nautiques, les douches, le lavoir et les pleins d’eau. L’harmattan se renforce et fait chasser l’ancre plusieurs fois, on n’y voit pas à deux milles, la poussière s’insinue partout et on se gèle : pour les gens d’ici, comme il ne tombe pas une goutte, c’est la belle saison ! On lie quelques connaissances, dont Thierry et Isabelle sur le cata Vahiné, ce que j’évoque car, au hasard de nos conversations, on réalise que Thierry était sur le Muscadet orange entraperçu avant un grain, lors de la traversée de l’Atlantique de 1974 ! Le départ se précise avec l’épuisement des ultimes francs CFA -nous en retrouverons un peu dans une poche pour une dernière friandise surprise-, les formalités de sortie, le nettoyage du hublot sous-marin et un ultime échange de livres avec les Sétois de Max et C°.

Le 24 janvier, nous appareillons avec l’idée d’aller contempler de près la pointe des Almadies, c’est-à-dire l’extrémité ouest du continent que nous allons quitter. En fait, au niveau de la grande mosquée, une brutale rentrée de vent du nord nous fait mettre le cap vers le large et en deux minutes la terre est hors de vue. Adieu Sénégal, aimable pays dont nous emmenons un précieux souvenir sous la forme d’un chat tigré, recueilli tout minuscule à notre arrivée à Dakar et nourri au début à la seringue (sans aiguille). Quand il aura grandi, ce charmant Pioupiou deviendra un membre à part entière de l’équipage, j’aurai l’occasion d’expliquer de quelle façon, et l’on aura peut-être du mal à me croire.

Au matin du troisième jour apparaît Mayo, la première des îles du Cap-Vert, passée à toute vitesse près des brisants, et huit heures plus tard l’ancre plonge à Praia, sur São Miguel. Pareils à ceux de mes souvenirs, les gens de cet archipel sont charmants, serviables et pas du tout accaparants : un sourire, souvent "bonjour" en français et c’est tout. La vie s’écoule à un rythme plus que tranquille, tout le monde se manifeste de la sympathie de manière très tactile, à la brésilienne, et la joie de vivre est omniprésente. Décidément j’aime les gens qui parlent le portugais ! D’une virée aux fruits et légumes, je ramène aussi un four palestinien, ustensile indispensable désormais difficile à dénicher, et à mon retour sur la plage le vent ronfle de plus belle : pendant que Michelle peine pour venir me chercher en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. , le bateau en profite pour déraper. Nous sommes bien motivés aux avirons pour le rattraper !

La troisième traversée océanique de Chercha-Païs commence ainsi en fanfare et les cinq premiers jours nous restons dans la brume sèche de l’harmattan, avant de retrouver les douceurs des alizés, mer belle, bleu outremer, vent modéré, ciel dégagé et soleil puissant, l’équipage nu sur le pont ou à mitonner des petits plats dans une cambuse aux mouvements enfin acceptables. Il y a du nouveau au hublot sous-marin, par lequel nous pouvons admirer notre escorte de daurades coryphènes, à la nage vive et zigzagante. Nous sommes placés au mieux, en principe, pour traverser le pot-au-noirpot-au-noir : zone intertropicale où alternent calmes et grains violents. à l’endroit où il est le plus étroit ; de fait, au septième jour, le vent décline et en milieu de journée s’abat un grain monumental. C’est la première pluie depuis les cataractes espagnoles, cinq heures de déluge, avec des brises folles d’un peu partout qui nous obligent à débrancher le pilote. Cette eau tombée du ciel, on l’attendait comme si on mourait de soif dans le désert, pour nous débarrasser enfin de l’affreuse poussière qui a tout envahi depuis deux mois.

Jour après jour nous espérons sortir du pot-au-noirpot-au-noir : zone intertropicale où alternent calmes et grains violents., mais il semble sans fin et sur la carte la route ne ressemble à rien, hoquetante, sinueuse et peu glorieuse, 37 milles, 35 milles, 53 milles, 10 milles le 11 février, record absolu du bateau, le lendemain, 38 milles, puis 18... La chaleur est accablante parfois, même en pleine nuit. Avec Michelle à la manœuvre, la boulangerie tourne à plein, du pain, des brioches, de petits pains au lait, des pizzas et un baba antillais pour fêter le passage de la Ligne. Il y a peu à voir : un chalutier brésilien, un soir un cachalot et son petit, et quelques ballets de dauphins, dont l’un est réglé comme à Broadway. Le spectacle commence avec des jeux désordonnés sous l’étrave, suivis d’une parade de nage sur le dos à l’alignement parfait, de bonds et de sauts périlleux pareillement synchronisés, puis ces dauphins, qu’accompagne un globicéphale, s’évertuent à nous éclabousser en ouvrant toute grande leur gueule souriante, et pour finir les moins timides se laissent caresser l’aileron. Bravo les gars !


Michelle prépare le pavillon du Brésil avec l’aide de Piou-piou.

(janvier-février 1984)