Mafieux, pirates et lémuriens

Plus de dix ans se sont écoulés depuis que Chercha-Païs a été vendu. En haut d’un escalier gothique, je suis au tout début des travaux d’aménagement des deux niveaux que je viens d’acquérir dans le vieux Riom, au cœur de l’Auvergne. Autant dire que mes aspirations sont aux antipodes de la mer et de la navigation. Mon ancienne vie me rattrape alors à l’improviste, par le truchement d’un bateau ami, Cipango, et ce pour la seconde fois, car longtemps auparavant je l’ai convoyé entre la Guyane et les Açores, à la demande de ses nouveaux propriétaires. Ces derniers, Richard et Betty, me recontactent donc un beau jour en m’expliquant qu’ils viennent d’être nommés à Mayotte, qu’ils aimeraient bien naviguer là-bas, entre Afrique et Madagascar, mais que le temps leur manque pour y mener Cipango.

On devine la suite. Comme pour bien marquer la longue parenthèse qui s’est ouverte dans mon entreprise immobilière, la fourgonnette dont je m’étais alors équipé a été à l’origine de deux coïncidences étonnantes, la première survenant au départ de ce périple océanique. Cipango est basé en Corse et pour m’y rendre en ferry depuis Marseille, je prends la route jusque chez François, un ami parapentiste qui habite près de la cité phocéenne. Quand il m’explique qu’il va mettre le véhicule en sûreté chez sa mère, à Ventabren, je m’exclame : -C’est là que le bateau a été construit !
-Ça alors, je le connais bien, je passais devant tous les jours !
La seconde coïncidence, qui a refermé la parenthèse quelque part en Lozère, une fois mené à son terme ce convoyage de six mille milles, sera révélée à la fin de ce chapitre...

Me voici donc au vieux port de Bastia, par un matin frisquet de février. Au milieu des "sabots en plastique", Cipango sort du lot, témoin de l’époque révolue où l’on partait autour du monde sans le sou et à vingt-cinq ans, comme l’avaient fait à l’origine nos amis Jean-Marc et Dominique, constructeurs de ce voilier en ferro-ciment. Antoine et Nane, les parents de Betty, sont au rendez-vous avec le canot de survie et deux cantines de matériel. Tout s’enchaîne ensuite selon l’organisation mise en place depuis quelques semaines et le lendemain l’équipage arrive en la personne de Cathy, connue elle aussi par le vol libre, qui a pris un congé sans solde pour être de l’aventure. Elle n’a rien de plus pressé que de sortir de son sac, pour me l’offrir cérémonieusement, un sweat-shirt bleu marine marqué "Titanic" ! Sur ce, Cathy qui a mûrement réfléchi pour établir une liste idéale couvrant plus de trois mois de vie à bord, part en compagnie de Nane pour faire un approvisionnement qui remplira complètement la voiture.


Cipango au vieux port de Bastia.

Pendant ce temps, après le rude exercice de la vérification du gréement, je m’octroie une pause jusqu’au marchand d’articles de pêche qui tient boutique sur le port : maintenant que je dispose d’un budget moins étriqué qu’au temps de Chercha-Païs, je vais pouvoir choisir de vrais leurres de pro. Ce sera vite fait, car sous une plaque de verre du comptoir, j’aperçois exactement ceux qui me conviennent :
-Je vais en prendre cinq.
-Vous n’attraperez rien avec ça !
-Ce n’est pas pour pêcher ici...
Le commerçant m’interrompt en haussant le ton :
-Je ne vous les vendrai jamais !
J’ai eu beau parlementer le plus calmement possible, à l’évidence, ces leurres sont trop beaux pour le pinzutu qui se trouve en face de lui. Tant pis, moi aussi j’ai la tête dure et je repars sans rien, sachant comment bricoler des leurres qui pêchent très bien, à partir d’emballages de chips, colorés et argentés à souhait. Mais quelle espèce de gens peuplent donc la Corse ?

Nous aurons un autre aperçu de ces insulaires particuliers à propos du moteur de Cipango, qu’un mécano de Bastia a été chargé de réviser entièrement en prévision du voyage. Il a envoyé une facture salée alors qu’on cherche des traces de son intervention, à commencer par le fait que le moteur ne démarre pas. Contacté au téléphone, l’homme le prend de haut, refuse de se déplacer et m’explique, comme s’il parlait à un demeuré, qu’il suffit d’envoyer une giclée de Start-Pilot dans la prise d’air. Cette fois, ce n’est plus une question de pinzutu, car Betty a du sang corse et le lui avait fait savoir. Épisode suivant, je demande à Antoine de ramener un ridoirridoir : dispositif à vis servant à raidir un hauban. neuf pour remplacer celui de l’étai de trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. qui est très fatigué, mais ils ne parviendra pas à nous l’apporter depuis Ajaccio, toutes les routes de l’île étant bloquées par des autochtones qui protestent contre l’interdiction d’implanter des machines à sous je ne sais où. Tout de même, le terme de mafieux employé dans le titre n’est-il pas exagéré pour ce qui n’est, aux yeux de certains, que du folklore ? Assurément non, puisqu’au matin du départ nous apprenons par France Inter, ébahis, que le préfet de Corse vient d’être assassiné !

Tout à l’excitation de la remontée de ces souvenirs déplaisants, j’ai omis de parler du prélude à l’appareillage. En effet, Cipango est resté longtemps au port et je dois plonger pour débarrasser la coque et l’hélice des plus gros coquillages qui y prospèrent ; certaines amarres sont même tellement garnies d’huîtres que je les coupe sans état d’âme. Dès que la météo le permet, nous tournons le phare de la jetée du Dragon, cap au sud vers Campoloro où le bateau est mis au sec vingt-quatre heures, juste le temps de refaire une beauté à sa carène.


Carénage-express à Campoloro.

Que retenir de la traversée Campoloro - Port-Saïd, soit près de quinze cents milles avalés sans escale ? J’ai en mémoire des retrouvailles lointaines avec le Stromboli et l’Etna, le passage de nuit dans le détroit de Messine où un ferry nous aurait coupés en deux sans mon coup de projecteur sur la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. et, la nuit suivante, l’agitation d’une sorte de guerre aéronavale dont nous comprenons l’enjeu au matin, en naviguant des heures durant au travers d’un océan de cartouches de cigarettes américaines. Une scène vécue comme un encouragement par Cathy, qui a décidé de profiter du voyage pour arrêter de fumer.


Cathy, qui n’a jamais navigué, s’entraîne à tenir un cap précis.

Ensuite, à part une litanie de manœuvres pour s’adapter aux sautes d’humeur de la météo hivernale -au moins allons-nous dans le sens des perturbations-, le journal de bord mentionne pour seul évènement la rencontre d’une vache morte, vraiment loin de toute terre, par 34° 09,03 N et 22° 55,66 E (une telle précision indique que je mène cette navigation avec l’aide d’un GPS, pour la première fois).


Du grand vent et de la gîte, les hublots sous l’eau.

Dès l’arrivée au large des côtes égyptiennes, le ton est donné avec la vedette qui amène le pilote à bord : ici, c’est bakchich partout et tout le temps, en bons dollars US et non en misérables livres égyptiennes. Nous passons devant le socle qui portait la statue monumentale de Ferdinand de Lesseps, dynamitée en 1958, avant une prise de ponton à Port Fouad, un quartier de Port-Saïd ; la manœuvre est compliquée par les caprices du moteur et de l’inverseur, soucis pris en charge par Felix, l’agent que nous avons mandaté pour le passage du canal de Suez. La procédure est obliga- toire et en l’occurrence appréciable, car il faut que la mécanique soit au point, les autorités du canal inspectant le bateau avant de donner leur feu vert. Ainsi, en pleine nuit, un mécano allongé sur le plancher du carré procède au remplacement du Bendix et au réglage de l’inverseur.


À Port-Saïd, le bâtiment directorial du temps de Ferdinand de Lesseps.

Pendant l’arrêt à Port Fouad, d’autres visiteurs, avides d’ouverture sur le monde, viennent nous questionner longuement et nous donnent par là même une idée du pays. Des étudiants se montrent ainsi très intrigués par le statut des femmes en France et l’on comprend qu’ils sont à la fois fascinés et scandalisés par les images vues à la télévision : pour eux, il n’y a que deux sortes de femmes, celles qu’on épouse et les autres, qui sont de mauvaise vie, qui se promènent seules dans la rue et qui s’habillent de manière impudique. Curieux discours pour des jeunes gens éduqués, qui endurent en tous cas une terrible frustration sexuelle. Nous avons aussi échangé à plusieurs reprises avec un homme discret dont le sujet de prédilection est la foi : lors de sa deuxième visite, il se livre en ouvrant sa chemise pour nous montrer un instant la petite croix qu’il porte en pendentif. C’est un copte, visiblement terrorisé de vivre au milieu de musulmans, et dont la hantise est d’être découvert par les "barbus" qui commencent à persécuter ses coreligionnaires. Cet héritier des chrétiens du fond des âges -son église, nous a-t-il dit, est née à Alexandrie peu après la mort du Christ-, reviendra nous voir au moment du départ pour nous glisser furtivement des images pieuses dans la main. Felix nous a expliqué que la réglementation est on ne peut plus stricte sur le canal, mais que toutes les interdictions sont contournables pour peu que l’on donne le bon bakchich à la bonne personne : cela va du billet de cinq dollars glissé dans une pomme de terre fendue, lancée au gardien d’une station pour qu’il ne dénonce pas l’utilisation de la voile, ni une circulation de nuit ou à contre-sens, à la cartouche de cigarettes proposée au douanier qui a remarqué un tampon manquant sur une crew list. D’où le surnom de Marlborough canal donné à Suez dans la marine marchande. Nous voici donc en route sous la conduite du pilote Hallef, avec défense de toucher à la barre, sauf quand il part sur la plage avant dérouler son tapis pour la prière ou pour procéder à ses ablutions. Nous ne sommes pas en vacances pour autant car dans la garde-robe de Cipango, des mètres et des mètres de coutures sont à reprendre à la main.


Hallef, notre premier pilote du canal.

De Port Fouad, le tracé de l’itinéraire, conforme au canal d’origine, rejoint une branche moderne venant du port marchand actuel. À partir de là, il y a du spectacle, à commencer par les petits ferries qui coupent le trafic, ce qui vaudra un bel échange d’injures entre notre pilote et le capitaine de l’un d’eux, le reste des usagers couvrant toute la gamme de ce qui navigue, des plus gros tankers du monde aux barques propulsées par une voile de fortune.



Gros culs et barcasses.

Pour notre part, ayant dûment lancé une "patate farcie" à la station d’El-Esh, nous pouvons appuyer la marche avec le yankeeyankee : voile d'avant de dimension intermédiaire entre le foc et le génois.. Au-delà d’El Qantara, où se voient les travaux d’un futur pont suspendu, le canal se divise en deux branches parallèles, de façon à ce que les flux montants et descendants puissent se croiser. En fin d’étape, quittant le canal, nous larguons le pilote à Ismaïlia, en voltige pour cause d’inverseur sans point mort, et nous allons mouiller devant la ville, dans le lac Timsah.

Le cirque recommence au matin quand nous devons aller à couple d’une grue flottante pour embarquer le pilote suivant : comme il n’est pas à l’heure, nous ne pouvons qu’arrêter le moteur, qui refuse ensuite de repartir. La batterie est à plat, car l’alternateur ne charge plus, et nous sommes dépannés par les ouvriers du petit chantier où se trouve la grue, une minute avant l’heure limite de départ. Ouf! Soulagement de courte durée puisque le moteur coupe pour de bon un peu plus loin, au kilomètre 90. Sur l’erre, nous mouillons tant bien que mal près de la berge, tandis que défile un imposant convoi. Avec sa VHF, le pilote signale le problème et une vedette de service arrive peu après pour prendre Cipango à couple et le ramener à Ismaïlia. Pendant le trajet, le patron de la vedette se plonge dans notre compartiment moteur, trouve la panne, qui vient d’une fuite à la pompe à injection, et règle le problème ; toutefois, il s’avère que l’alternateur doit être réparé par un mécanicien extérieur. Là, tout se complique, car le canal est une zone franche : nous n’avons pas le droit de poser un pied à terre et aucune marchandise ne peut être "exportée" ou "importée" sans passer par la douane.


Retour peu glorieux à Ismaïlia.

"Captain Gibi", un sbire de Felix, vient ainsi prendre en charge l’alternateur, tandis que les électriciens du chantier s’occupent à nouveau de la batterie. Dévouée au possible, l’équipe se remet à l’œuvre pour adapter sur le moteur un alternateur neuf, "importé" cette fois par mes soins, car en distribuant les paquets de café aux porteurs d’uniforme subalternes, j’ai obtenu de pouvoir déambuler et de simplifier les formalités. Ce montage effectué, nos potes égyptiens découvrent qu’il y a un problème avec la tête du démarreur, qu’ils démontent et emmènent à l’atelier pour y usiner des pièces. Pendant ce temps, le chef du transit, que je n’ai pas pu circonscrire, fait le forcing pour qu’on déguerpisse du chantier ; je traîne des pieds et les ouvriers plaident si bien notre cause qu’on larguera les amarres une fois tous nos problèmes réglés. Douaniers, soldats, mécanos et électriciens nous ont montré un visage insoupçonné du petit peuple égyptien, généreux, solidaire, prompt à rire, avec tout ce qu’on prête aux Méditerranéens et plus encore. Avec eux aucun bakchich, c’est tout juste s’ils acceptaient de boire un café.


Les mécanos bénévoles au travail.

On nous a enjoint d’aller mettre Cipango cul à quai au Yacht-Club so british d’Ismaïlia, où il est absolument seul. Le personnel installe une table et des chaises sur la terrasse et nous comprenons la raison de cette prévenance en voyant arriver une délégation de la Suez Canal Authority qui nous présente la facture du remorquage, soit 524 $. J’argumente que c’est bien cher pour trois kilomètres et devant ma détermination, les officiels me font établir une autorisation de sortie pour me conduire au siège de l’Autorité, qui se trouve être à Ismaïlia. Je suis introduit dans l’immense bureau directorial qu’une large baie vitrée ouvre sur le canal et le chef suprême m’explique avec la plus grande courtoisie qu’il sait parfaitement que nous sommes un voilier modeste, ce qui nous vaut ce tarif très avantageux. Il ne me reste qu’à le remercier...


Cipango au yacht-club d’Ismaïlia.

Salaam !.

Au lendemain de ces péripéties, un nouveau départ nous fait embarquer un nouveau pilote, un dénommé Mohammed, taciturne et moins religieux que ses prédécesseurs. Nous progressons sans anicroche vers le sud, traversant le Grand lac Salé et au moment d’en faire autant avec le Petit, la pomme de terre magique ne produit pas l’effet escompté auprès du gardien de la station d’El-Kabrit, qui nous impose de mouiller devant chez lui pour la nuit. Le pilote a beau s’égosiller dans sa VHF, rien n’y fait et nous lui préparons un couchage pour la nuit dans le carré ; ayant obtenu l’autorisation de poursuivre, Mohammed nous tire du sommeil à six heures du matin. Principal fait à noter pour les derniers kilomètres du canal, la rencontre d’une escadre française composée des frégates Duguay-Trouin et Germinal, du pétrolier-ravitailleur la Marne et de l’aviso Commandant Ducuing. Faut-il dire l’intensité de notre soulagement quand Cipango s’immobilise au yacht-club de Suez, au prix d’un dernier bakchich ? L’épreuve est passée (à grands frais, hélas pour Richard et Betty) et le moteur a eu beau s’arrêter une nouvelle fois pour un souci de régulateur, semble-t-il, nous allons de nouveau marcher à la voile.


Le pétrolier-ravitailleur la Marne.

Et comment, vu la constance du vent de nord en mer Rouge ! Devant l’étrave s’allonge le golfe de Suez, partie étroite de la mer Rouge où la navigation est organisée suivant deux "rails", dans un environnement placé sous le signe de l’or noir, avec notamment d’anciennes plateformes de forage coupées au chalumeau à ras de la surface, ce qui fait froid dans le dos : pas question de batifoler hors du chenal...


Le golfe de Suez où l’or noir coule à flot.

Dès la sortie du port, sous yankeeyankee : voile d'avant de dimension intermédiaire entre le foc et le génois., trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. et grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. à deux risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., je mets la traîne en place -avec un leurre fait d’un emballage de chips et un quart d’heure plus tard, en remontant la première bonite d’une belle série, je me revois chez un certain commerçant corse.


La première bonite.

Le deuxième jour, l’horizon s’élargit en grand après le détroit de Gubal et, en vue du phare des Brothers, un îlot perdu au milieu de la mer Rouge, nous passons d’un coup de la veste polaire au maillot de bain, anticipant un peu sur le franchissement du tropique du Cancer. La Croix du Sud monte chaque nuit un peu plus, l’Arabie Saoudite se signale par le halo des lumières de Djeddah, les dauphins et les poissons volants nous font une escorte de chaque instant et le premier boutre de la croisière croise notre sillage au niveau de l’archipel des Dahlak.


Le premier boutre.

Ces îles nous valent aussi la visite d’un fou de Bassan qui va passer deux jours en bout de bôme, et par égard pour lui j’attends qu’il parte avant de larguer les risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. de la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples.. En effet, le vent faiblit et le onzième jour au soir, complètement encalminés, nous mangeons enfin sans tenir nos assiettes, environnés par le bourdonnement effréné qui provient des bestioles coralliennes, soixante-dix mètres sous la coque.


Un fou de Bassan fait du bateau-stop

L’extrémité de la mer Rouge est marquée par le détroit de Bab-el-Mandeb (la porte des Lamentations) et, comme dans les livres, sa proximité s’annonce par un vent de sud qui se renforce. Nous remontons donc au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). vers les îles Anish, face à une mer devenue dure et sous des rafales éprouvantes pour les voiles. Dans un virement de bord à proximité de la grande Anish, le chariot de l’écoute de trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. se coince avant de lâcher et la voile se déchire. Je me précipite sur la plage avant à l’instant où le bateau tombe dans un creux énorme, ce qui me fait décoller du pont et je manque de passer à l’eau. Nous avons évoqué l’incident, plus tard : j’aurais rejoint à la nage une terre déserte et sans eau, laissant Cathy a un sort guère plus enviable... Sur le moment, je prends un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. dans la trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. pour pouvoir la renvoyer, mais les conditions sont telles qu’on ne peut plus atteindre le mouillage nord de la petite Anish, comme envisagé, aussi laissons-nous porter vers la côte de l’Érythrée. À l’approche du mouillage de Mersa Dudo, le moteur déclare forfait deux cents mètres trop tôt, nous contraignant à mouiller par quinze mètres de fond ; je ne parviens pas à dépanner ce maudit engin, tandis que les conditions empirent. Dans la perspective de louvoyer pour aller plus près du rivage, je prépare la trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât., découvrant par hasard que la manille de son étai est cassée et légèrement ouverte. Comment a-t-elle tenu ? Des pêcheurs viennent alors nous expliquer par gestes que nous devons avancer pour être plus à l’abri, et cea ne fait que m’exaspérer davantage par rapport à tout ce qui ne va pas sur Cipango.


Les pêcheurs venus nous conseiller.

Le lendemain seulement, après des heures de mécanique et un faux départ (problèmes de pot d’échappement, de durites diverses et de courroie d’alternateur), nous parvenons à nous rapprocher de la plage, au pied de deux cônes volcaniques. Une relative accalmie du matin nous décide à repartir au près à la conquête de la porte des Lamentations, jusqu’à ce que je constate qu’une barre de flèche bouge beaucoup ; comme notre dernier bord nous a menés dans la baie de Beilul, nous y jetons l’ancre, à la voile pure, au ras de la plage. Riche idée, car le vent de sud-est arrive en furie et finit par monter jusqu’à force 10, amenant toute la chaleur du désert et levant des nuages de sable qui empêchent de voir à dix mètres. Avant qu’on en soit là, nous avons pu apprécier les performances des différentes espèces d’oiseaux de mer, les derniers à se mettre à l’abri étant les sternes, en volant à toucher l’eau. La radio du Caire nous apprendra que cette tempête a fait de tels dégâts à Suez qu’il a fallu fermer le canal !


Après la tempête, Cipango est plâtré de sable du désert.

Contre toute attente, le passage de Bab-el-Mandeb se fera en douceur, dans les brisettes de secteur nord qui ont suivi ce terrible coup de khamsin, et le 20 mars à l’heure du petit déjeuner, l’ancre plonge dans le port de Djibouti. Cette ville cosmopolite au possible étonne par la variété des ethnies et des cultures qui s’y croisent, à l’image des trois clientes du marchand de légumes yéménite chez qui nous faisons quelques achats, une arabe aux yeux grillagés derrière une burqa, une noire opulente en boubou multicolore et une Européenne en mini short.

Après cette escale technique, le périple consiste à remonter l’alizé d’est du golfe d’Aden, un secteur où la piraterie est mon-naie courante : toutes les côtes y sont hostiles, spécialement celles de Somalie au sud. Voilà pourquoi chaque soir nous commençons un long bord vers le sud, avant de virer vers le Yemen aux petites heures du jour ; nous grignotons ainsi les milles pendant une semaine avant de tomber une nuit dans un grand calme qui nous laisse un peu trop en vue de la côte somalienne. À dix heures du matin apparaît sur l’arrière la fumée d’une embarcation qui fait route vers nous.
-Descends dans le carré et ne te montre surtout pas ! dis-je aussitôt à Cathy, en me souvenant de quelle façon est morte Lydia, la femme de Peter Tangvald.
Vu de plus près, ce bateau somalien, qui ne sert ni à la pêche ni au transport, est le type même de ceux utilisés pour attaquer les plaisanciers. Il nous dépasse de loin, son jeune équipage jaugeant Cipango et son barreur solitaire. Je vois ces hommes se concerter, puis le bateau fait le tour à distance avant de revenir sur nous à pleine vitesse. Il passe à toucher le bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. et ses occupants qui hurlent des insultes répètent ce manège à deux reprises. Pas fier du tout, je reste impassible, et ils finissent par s’éloigner à petite allure sur un cap mal défini. Sans doute l’aspect plus que rustique du bateau, notamment l’absence de toute antenne sur son mât, a-t-il dissuadé ces Somaliens de nous prendre à l’abordage...




Le bateau des pirates.

Inutile de préciser que nous avons ensuite donné un très large tour à la corne de l’Afrique et à l’île de Socotra, redoutable repaire de brigands des mers, avant d’entamer la descente de l’océan Indien. Cela commence par une douzaine de jours à manœuvrer sans cesse -tonnerre, que ce tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier. est lourd !- pour exploiter des vents faibles et changeants, avec pour seule consolation la compagnie de gros cétacés en tous genres, hyperoodons, cachalots, globicéphales, etc. L’équateur est à 250 milles dans le sillage quand enfin la chaleur étouffante laisse place à un souffle puissant, hélas toujours un peu trop dans le nez, ce qui nous fait affronter une mer pénible. Une frégate annonce la proximité des Seychelles, archipel traversé en laissant à quelques milles sur tribord la petite île Desroches, d’où parvient un flot d’odeurs de terre très parfumées. La navigation est vraiment dure par moment, les vagues emportant les jolies plaques sculptées de l’étrave, œuvre de Jean-Marc, et nous envoyons même le tourmentin pour la première fois, dans un chaos qui nous secoue tellement que la table du carré arrache le plancher auquel elle est fixée et bascule en blessant légèrement Cathy ! Des soucis de moteur nous sommes passés aux problèmes de gréement, surtout avec la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. dont les coulisseaux et le rail ne tiennent pas en place, ce qui me vaut un long calvaire en tête de mât.


En approche de Mayotte.

On croirait avoir nos aises en plein milieu de l’océan Indien, mais non, tout en subissant une tempête tropicale, il nous faut infléchir la route pour parer le récif Wizard des îles Providence, puis le banc du Geyser au sud des îles Glorieuses. À une journée de l’arrivée, l’alizé de sud-est s’installe enfin: le 22 avril à 10 heures, Mayotte est en vue, à 15 heures nous entrons dans la passe Bandrélé au GPS, n’ayant pas pu repérer les balises d’alignement, et à 17 heures Cipango est mouillé devant l’île de Dzaoudzi. Mission accomplie !


La passe Bandrélé, au loin le mont Choungui.

Aux petits soins de Richard et Betty, nous goûtons au meilleur de la civilisation, à savoir les grands verres où tintent les glaçons, avant de les suivre, avec leurs enfants Tristan et Marien, dans une découverte express de l’île. Nous enchaînons une plongée au milieu des tortues, une escalade du mont Choungui et une approche des makis, de petits lémuriens aussi agiles que familiers, qui témoignent de la proximité de Madagascar. Cathy ayant pris l’avion, je reprends la barre de Cipango en compagnie de Richard et de Tristan pour un tour de l’île en deux jours, par le lagon, jusqu’au mouillage d’Agnoundro, en baie de Bouéni, où le bateau doit être basé.


Cathy au sommet du volcan Choungui.

Les makis.

Dans le lagon de Mayotte.

Il est temps de refermer la parenthèse ouverte en haut de ces pages : c’est une coïncidence encore, certes anecdotique, mais mémorable. Au terme de dix-sept heures de transfert en avion (Mamoudzou–Saint-Denis-de-la-Réunion–Marseille), je remonte vers l’Auvergne avec ma fourgonnette et ce qui devait arriver arriva, je m’endors au volant. Réveillé en sursaut par le fracas du choc contre le rail de sécurité, heureusement heurté en tangente, je descends constater les dégâts (une grosse estafilade sur tout le côté bâbord), vite rejoint par un automobiliste de bonne volonté :
-Ça va ? Vous ne pouvez pas repartir comme ça, je vous offre un café à l’aire de la Lozère qui est juste là.
Au comptoir, mon compagnon m’explique qu’il est carrier et qu’à ce titre il a rendez-vous avec un géologue préparant une exposition permanente en ce lieu.
-Tiens, le voici justement !
Et l’arrivant et moi de nous exclamer en chœur :
-Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Le géologue n’est autre que Jean-Paul, un vieux copain du club spéléo perdu de vue depuis presque vingt ans...

(février, mars et avril 1988)