Cigales, pyramides et coco-fesses (I)

Au début de cet épisode, les cigales du titre chantent loin de la mer. Leurs stridulations saturent les abords d’une demeure du Luberon, où l’on m’a convié pour être initié au maniement d’un poste de radio-amateur. Mon instructeur Jacques Joly, alias Robert 132, fait partie de Pharmaciens Sans Frontières, une organisation pour laquelle je vais œuvrer en convoyant un catamaran chargé de cartons de médicaments ; pour ses missions, l’ONG impose un suivi radio quotidien, d’où ma présence en ces lieux. Je note ainsi comment modifier divers réglages pour surmonter les caprices de la propagation des ondes, j’acquiers les bases du code Q et j’apprends des trucs de procédure pour les cas de transmission difficile, comme dire « 1 de premier, 3 de troisième, etc. », pour une position de 13°N et 52°E.

L’opportunité de ce convoyage est parvenue depuis Mayotte par l’entremise de Richard et Betty de Cipango, qui m’ont recommandé à Xavier, le propriétaire du cata en question. J’ai fait la connaissance de ce dernier pendant l’été, au moment où il venait d’acquérir le voilier de ses rêves, qu’il a l’intention d’améliorer avant de le voir rejoindre les Comores, sa nouvelle affectation d’universitaire. Xavier se réservant la dernière partie du trajet, mon rôle consiste donc à mener le bateau depuis la côte d’Azur jusqu’aux Seychelles. C’est ainsi qu’au début de février, au petit port du Gapeau, près d’Hyères, je retrouve Xavier et son cata, rebaptisé Mora-Mora (Doucement, doucement, en malgache), puis Jacques, qui arrive avec son stock pharmaceutique, et enfin Yann, l’équipier destiné à m’épauler. N’ayant pas eu voix au chapitre à son sujet, j’avais quelques craintes, vite dissipées car Yann est un jeune breton tranquille, cultivé et sympathique, moniteur des Glénan frais émoulu, toutefois sans véritable expérience de la croisière hauturière.


Mora-Mora au chantier du Gapeau avant sa remise à l’eau.

Je prends mes quartiers dans la cabine ar- rière tribord -ce bahut possède cinq couchettes doubles !- et l’équipage s’attelle aux multiples "derniers préparatifs", dont l’inévitable démontage d’une des deux toilettes, sur un voilier qui m’inspire quelques inquiétudes. En effet, les améliorations apportées par Xavier se traduisent par un amoncellement de matériels et une complexification extrême, qui font de Mora-Mora une potentielle usine à pannes. Mise à l’eau dans le Gapeau, réglage et vérification du gréement, le départ se précise, cependant Xavier entretient le flou sur la suite des évènements et c’est rageant, car la météo est parfaite. Yann et moi comprenons bientôt que cela tient aux tergiversations de la compagne du proprio, Emmanuelle, qui finit par apparaître, sous la forme d’une bimbo peroxydée. Le moindre de ses caprices fait céder Xavier : un jour elle dit embarquer avec nous jusqu’en Corse, le lendemain, elle se ravise et demande à ce qu’il débarque en Crête pour la rejoindre, puis les tourtereaux abandonnent le bord pour s’ébattre à l’aise à l’hôtel... Bou-bou-bou, ainsi que l’a surnommée mon acolyte, aura vite fait de nous énerver !

On attend donc, Yann et moi, en scellant notre complicité au fil de discussions tous azimuts, en piochant dans la remarquable discothèque du bord qui va de Keith Jarret à Vivaldi, tout en se familiarisant avec l’instrumentation, dont les quatre GPS, le sondeur oblique et le radar, sans oublier la radio BLU (s’ajoutant à celle qui nous permettra de communiquer avec Robert 132), les deux VHF et le téléphone satellite. En évoluant dans le Gapeau, je découvre la manœuvre d’un cata aux moteurs, ce qui est un régal en dosant puissance et inverseur sur l’un et l’autre, sans toucher le moins du monde à la barre à roue. Une sortie d’essai permet de vérifier le pilote électrique et nous amène à modifier le réglage des lattes forcées de la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. ; je prends ma seconde leçon de multicoque à cette occasion, en constatant qu’en l’absence de gîte, les réductions de voilure se font en fonction des chiffres de l’anémomètre. Au soir, se déroule le premier trafic radio entre Robert 132 et nous, autrement dit Mike Oscar 35, grâce aux relais d’un Suisse en train de traverser entre les Canaries et les Antilles et d’un Français mouillé à Dakar, tous de Pharmaciens Sans Frontières. Le monde des radio-amateurs est semble-t-il un modèle de solidarité.


Xavier et Yann pendant la sortie d’essai.

Le 17 février enfin, Xavier conduit Emmanuelle au train et vers midi nous larguons les amarres pour de bon. Une bonne brise souffle pile dans le nez et nous quittons le continent au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag)., avec un petit bord à terre, un long bord vers Porquerolles et un troisième vers le nord de Brégançon, avant de tirer au large entre les îles d’Hyères. À l’approche d’un vilain ciel orageux, les ennuis commencent : après réduction de la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples., la quatrième bosse (de ris)bosse (de ris) : cordage présent sur la chute d'une voile et permettant de prendre un ris. se prend dans l’éolienne, dont une pale entaille le nez de Xavier, et il faut se mettre face au vent aux moteurs pour dégager ce boutbout : bout qui se prononce « boute », désigne, de façon générale, un cordage sur le navire car le mot « cordage » n'est jamais utilisé par les navigateurs.. Ça forcit à la tombée de la nuit, une bonne claque de mer fait tout valser dans la cuisine et le carré, et une boucle du lazyjack est avalée par une poulie de risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. en bout de bôme. Tout est coincé, il ne me reste plus qu’à enfiler le harnais, escalader le portique et me démener à la pince croco. Après quoi on peut prendre l’allure qui sera la nôtre durant la nuit, sous quatrième risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. et focfoc : voile d'avant triangulaire. bien enroulé. Ça tape très fort sous la nacelle, les bruits et les chocs sont effrayants et on se fait secouer dans tous les sens. Xavier est anéanti par le mal de mer, tandis que Yann et moi ne faisons pas trop les fiers. Après en avoir apprécié l’incomparable surface habitable et le grand cockpit de plain-pied, je découvre cette nuit-là le revers de la médaille des catamarans.

Au matin viennent les surprises. Du fait d’une fuite mystérieuse, ma couchette est trempée et, plus grave, l’eau du bord est imbuvable, polluée par la mer car un évent s’est desserré. Par ailleurs les batteries agonisent, Xavier ayant été très optimiste dans son bilan énergétique : par temps couvert, les panneaux solaires ne chargent pas assez au regard des consommations du frigo, du pilote et des feux. Pour l’eau douce, pas de souci, déclare le patron, on vide les réservoirs et on met en route le dessalinisateur. Moteurs en marche pour lui fournir l’électricité, la machine fonctionne bien, à un détail près, une fuite importante et impossible à enrayer. Nous l’aurions su à temps si Xavier n’avait pas reporté les essais du "dessal", sous prétexte que la mer n’était pas assez propre au large d’Antibes... Après avoir beaucoup bataillé pour se renseigner par le téléphone satellite, ainsi que par l’entremise de Monaco-Radio, une station qui peut nous passer un numéro à terre, Xavier décide d’une escale-minute à Cagliari, d’où il ramènera l’engin en France. Ça c’est une bonne nouvelle !

La Sardaigne est approchée au cap Caccia, rasée sous spi à l’île de Mal di Ventre et touchée à Cagliari. La radio locale nous y apprend la mort de Charles Trenet et diffuse une série de chansons d’un interprète que je ne savais pas si populaire de l’autre côté des Alpes. L’équipage cache sa joie pendant que Xavier prépare son voyage, toutefois l’allégresse retombe à la découverte d’une importante fuite de gas-oil dans le moteur que surmonte ma couchette ; je mets les mains dans le cambouis, mais il n’y a rien à faire non plus pour cette fuite, il faudra changer la pompe d’alimentation.


Le débarquement du dessalinisateur à Cagliari.

Le départ s’en trouve reporté au lendemain, après un bon repas et une longue douche chaude à bord -un luxe en cette saison-. Beau temps, vent portant, mer plate pour un moment, équipage bien soudé, nous sommes comblés.


Yann aux fourneaux, dans un carré où il n’a nulle part la hauteur sous barrotsbarrot : structure transversale du pont ou du roof....

Le vent forcit après la nuit, la mer se creuse et il faut réduire un peu la toile. Le bateau taille une route bien droite sous pilote et en fin de quart le lendemain Yann laisse l’île d’Ustica par le tribord, tandis qu’au petit matin j’ai droit à celle d’Alicudi, avant que ne défilent Filicudi, Salina, Lipari et Vulcano. Souvenirs... Pour passer le détroit de Messine de jour et profiter d’une nuit franche, sans le choc des vagues sous la nacelle et les bruits lancinants du pilote, nous relâchons à l’abri de Vulcano, seuls au mouillage, bien sûr, dans l’ambiance d’hiver d’une île désertée où hurle le vent. Yann part en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. prendre un bain chaud et soufré dans les sources de Vulcanello et je me mets aux travaux d’écriture que j’ai prévu de boucler pendant ce convoyage (trois ans auparavant, tout en menant Cipango sur un itinéraire comparable, j’avais écrit un bouquin sur les volcans du Massif Central ; cette fois-ci, il s’agit de textes sur l’Auvergne commandés par National Geographic).


L’arrivée à Vulcano, aux îles Éoliennes.

Le printemps est presque là quand nous repartons avec en point de mire les neiges de l’Etna et leur escorte de nuages lenticulaires. Le passage du détroit du détroit de Messine se fait tout en douceur, avant qu’au soir n’arrive le traditionnel coup de vent de nord qui nous fait cavaler devant le cap dell’Armi. Les sifflets des dauphins nous accompagnent toute la nuit, puis le vent refuse et forcit au lever du jour ; nous devons prendre un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. et réduire le génois de trois tours. Un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. de plus quand la mer se creuse davantage, puis un autre encore et trois tours supplémentaires quand les conditions empirent. Le ciel bas et gris plombe le moral, tandis que le vent de sud recouvre le bateau de poussière rouge. Au bon pleinbon plein : allure de près confortable, mais moins efficace que le près serré., ça secoue énormément, dans le vacarme des crêtes qui éclatent contre la nacelle. Je détaille ce rude coup de sirocco, car au jour nous découvrons qu’il a eu raison de l’antenne-fouet de la radio, rompue pendant la nuit. Grâce au téléphone satellite, Yann parvient à le faire savoir à Robert et personne ne s’inquiétera de notre silence sur les ondes. Je rétablis au moins la réception en tirant une antenne filaire, ce qui me ramène en enfance, quand j’en faisais autant à travers le jardin familial pour améliorer les performances de mon poste à galène. Nous enchaînons avec un problème plus sérieux : les deux batteries moteur se sont vidées et semblent mortes ; comme les batteries de servitude sont très faibles, on débranche toute l’usine, éclairages, pompes, GPS, frigo et surtout pilote. Il faut barrer à la main... Dans la nuit, on n’aperçoit plus les étoiles et l’éclairage du compas étant indissociable des feux de route, il ne nous reste plus qu’à mettre à la capecape (à la) : allure ralentie d'un voilier pour réduire ses mouvements dans le gros temps. courante en attendant d’y voir clair. Deux jours plus tard, l’éolienne et les panneaux ont regonflé une des batteries et on peut démarrer un moteur, puis le second. Ouf, je ne me voyais pas accoster à Port-Saïd à la voile pure.


La radio est en panne, mais il reste le téléphone satellite.

Ce sera pourtant compliqué, car au cours de la manœuvre, devant ce qui se veut être un yacht-club, le moteur tribord s’arrête et refuse tout service : ne pouvant rien faire sur une seule hélice, on mouille et après une heure et demie de pénibles manœuvres d’aussières en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. , nous sommes enfin en mesure de fouler le sol égyptien. Après m’être bien imprégné de gasoil dans le moteur récalcitrant, je finis par découvrir la cause du problème, une vanne cachée -le péché mignon de Xavier qui a mis des "sécurités" partout- qui s’était fermée toute seule...


Arrivée en Égypte, à Port Fouad (Port Saïd);
à l’arrière de la coque bâbord, l’antenne-fouet brisée par la tempête.

En plus des paperasses -avec bakchichs Marlborough- pour préparer le passage du canal, on fait le plein d’eau (terreuse) et on installe deux batteries neuves. Puis la saga gas-oil se poursuit : le réservoir a laissé échapper la moitié de son carburant et le moteur tribord nage dans le fuel. Pensant transvaser le reste vers le réservoir souple, nous obtenons juste que la pompe grille ses fusibles les uns après les autres ; on remplit finalement des jerrycans avec une petite pompe à main au débit ridicule. Opération terminée juste avant qu’"Arabic", un pilote chafouin et tout sec, embarque pour le transit : il ne barrera jamais et passera son temps à essayer de nous extorquer tout ce qui lui passe devant les yeux. Le canal défile sous un soleil accablant et l’ombre du carré retentit des crachouillis et des éructations en arabe de la VHF, tandis que je fais encore du rangement, ayant décidé de changer de cabine pour cause d’effluves de gas-oil, pour passer dans "celle des outils", symétrique de celle de Yann. La marina d’Ismaïlia où nous mettons cul à quai au soir n’a changé en rien en l’espace de trois ans, les "travaux" alentour sont au même point (mort), de même que la grosse vedette immatriculée à Houston, où font semblant de s’activer une demi-douzaine d’ouvriers. En revanche, il y a du neuf chez nous, car le guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres. déclare forfait... Profitant du calme revenu, Yann s’acharne sur le téléphone satellite qui ne cesse d’afficher des messages de pannes et il finit par me dire :
-Passe-moi le grand couteau, je vais l’ouvrir.
Dans la seconde, et sans qu’on le touche, comme s’il était vivant, le téléphone affiche "composez votre numéro". Deux minutes après, j’appelle la famille. Incroyable. Pour compenser, allez savoir, la pompe d’eau douce rend l’âme. Maudit bateau magnégné, comme on dit à Mayotte d’une chose ou d’un travail dont la qualité va du bricolage approximatif au grand n’importe quoi.


Le grand pont à haubans d’El Khantara en cours de finition.

Le lendemain matin arrive le pilote suivant, Allah Mohammed Ali. Derrière son air sombre, il se révèle parfait, barrant de bout en bout ou utilisant le pilote automatique sans qu’on ait rien à lui expliquer, parlant bien anglais, discret et finalement assez chaleureux. Dans l’après-midi, il va sur l’une des jupes, sort la douchette et fait des ablutions complètes, puis gagne la plage avant pour ses prières, avec des gestes qui font bien comprendre qu’il sent le regard divin au-dessus de lui... Cet homme qui impressionne par la force de sa foi agit toujours avec la plus grande discrétion, sans aucun prosélytisme ; il renouvelle son rituel un moment plus tard et encore une fois au mouillage de Suez, quand retentit le chant du muezzin. Nous arrivons à ce port en même temps que vient du sud la jonque La Boudeuse, à bord de laquelle l’écrivain-voyageur Patrice Franceschi a suivi les traces de Bougainville et de La Pérouse pour la télé française (quelques jours plus tard, La Boudeuse ira par le fond en Méditerranée, après avoir heurté un container à la dérive).

Au chapitre sans fin des pannes, on se lève pour une nouvelle séance de pompe à eau après qu’une fuite ait inondé le compartiment des outils et avant une galère avec la pompe à main du gas-oil, ce qui fait que ma nouvelle cabine est elle aussi empestée d’odeurs de mazout. Il y a du courrier pour moi au yacht-club, m’a-t-on dit ; je commence par être alpagué par un policier bas du front qui ne parle pas un mot d’anglais et qui trouve très suspects les vieux visas de mon passeport, puis j’essaye de me faire comprendre, à travers une grille, du responsable du yacht-club, en vain ; cette visite est l’occasion de constater une nouveauté depuis l’époque de Cipango : toutes les machines à laver du club sont hors service. Du côté des oiseaux du large, la Boudeuse est partie à l’aube, des Allemands sont arrivés avec un petit cata et notre voisin le plus proche est un voilier déguenillé occupé par un blanc et sept ou huit jeunes Hindous, genre boat-people.


Le voilier ukrainien des clandestins Sri-lankais.

Les deux gars du petit cata passent nous voir, Günther, un allemand, et Carlo, un suisse alémanique, qui vivent aux Philippines, l’un tenant un restaurant et l’autre une boîte de plongée. Ils viennent d’acheter leur bateau, qui est assez original, à la fois rustique et complexe, avec une nacelle remplacée par un simple abri, mais une barre hydraulique, un safran relevable et une dérive pivotante. Ils nous racontent l’histoire du voilier des Hindous, arrivé à Suez aux mains de trois Ukrainiens, qui ont négocié avec les autorités de transformer leur bateau en centre de rétention d’immigrés Sri Lankais ; débarqués d’un cargo, ces clandestins ont été jusqu’à vingt-neuf sur la coque de noix, avant d’être renvoyés chez eux petit à petit... Passe ensuite un joli canot à clins avec deux minettes en double aux avirons, à toutes forces. Ce sont les filles du ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. Azulus mouillé à l’écart, que je vais visiter d’un coup d’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. , faisant la connaissance de Christian, bourguignon à la trogne de bandit corse, qui gagne sa vie en vendant des aquarelles, et d’Armelle, bretonne de choc et vieux loup de mer. Ils viennent à l’apéro avec leurs filles, Émeline et Oriane, et nous avons beaucoup à échanger : cela va du grand Cipango, voisin à Nouméa du Joséphine de la sœur d’Armelle, jusqu’au petit chantier naval de Jean-Louis à Marseillan, qui leur a fait le même effet qu’à moi : « voila un gars qui sait prendre la vie ». On reste à discuter autour d’une tournée de riz au thon façon Yann et ils nous narrent leurs cinq dernières années en Méditerranée, entre le Guadiana et Israël, en passant par Gibraltar, la Tunisie, Malte, la Grèce, la Turquie et Chypre, sans trop de déboires. Cette famille semble fonctionner à merveille, c’est un régal.

J’ai finalement la lettre qui m’attendait au yacht-club : c’est une longue missive de Cécile, qui m’annonce de bons résultats à la fac et il aurait été dommage qu’elle ne me parvienne pas. Après avoir ravitaillé les Sri-lankais, comme le font les autres bateaux, nous allons passer la soirée sur Azulus. C’est un ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. en bois à la superbe carène, long, étroit et bizarrement agencé, avec des recoins un peu partout ; en tous cas, il y a du vécu là-dedans. Repas de boulgour et de lentilles rouges, agrémentés de notre jambon fumé qui met la famille en transes. Le lendemain, avant qu’ils partent, j’ai l’occasion de tirer sur les avirons de leur prame norvégienne, qui est un canot très plaisant. À l’apéro, on parle anglais avec Günther, très bavard et doté d’un humour subtil rare chez les Teutons, qui nous vante les Philippines photos à l’appui (dont celles de son exotique épouse), bientôt rejoint par Carlo, ineffable Suisse-Argentin aux yeux écarquillés et au baragouin désopilant ; le pastis coule à flot et la bande s’esclaffe jusque tard dans la soirée ! Familiers des lieux, ils nous donnent leur combine pour profiter des seules douches chaudes du yacht-club, dans la partie réservée aux filles qui s’entraînent à l’aviron (en tchador!).

Mes écritures pour National Geographic sont terminées et il reste à en envoyer les fichiers mis sur une disquette. À Tafwik, la banlieue où nous nous trouvons, le cyber-café est en panne ; je me rabats sur l’agence de Prince of Red Sea, notre transitaire, mais elle est fermée ; la quête continue en taxi collectif vers Suez, dans un concert de klaxons, au milieu d’un joyeux fourbi et de beaucoup de saleté. Au cyber-café en train de fermer, il s’avère que je n’ y arriverai jamais, les pages d’accueil étant entièrement en arabe. J’envoie finalement la disquette elle-même par Fedex, avant de prolonger par une marche militaire jusqu’au souk pour dénicher une grille de réchaud à pétrole commandée par Maurice de Taravana, qui sait dans quel coin de ce marché on en trouve encore. C’est pire qu’au Sénégal comme saleté et comme insalubrité, avec des bouchers qui battent tous les records, toutefois l’ambiance est bon enfant, sans aucun harcèlement vis-à-vis des Européens. Pendant ce temps, Yann a négocié du gas-oil au prix local (sans les taxes du canal), le carburant en question étant livré en catimini à minuit et demie, dans la coque qui est hors de vue du policier en faction à la marina. C’est beau l’Égypte...


Le skipper n’a pas abandonné son vrai métier.

Toujours dans l’attente d’un retour éventuel de Xavier, qui est en train de nous faire manquer les dernières semaines de mousson favorable dans l’océan Indien, nous décidons d’aller voir les pyramides, en compagnie de Günther et Carlo. Taxi-co vers Suez, où nous délaissons les taxis et les minibus hors de prix au profit d’un autobus, donné ou presque. On le paye en fait d’un trajet pénible, sans clim, avec une vidéo qui diffuse des images à peine déchiffrables et un son saturé ; le paysage est déprimant, fait de nature massacrée, de pylônes dans tous les sens, de constructions de bric et de broc, dont la moitié sont inachevées, d’immenses enceintes militaires autour de rien, de terrains vagues à perte de vue et de carcasses d’autobus déchiquetées sur les bas-côtés. Les embouteillages sont terribles dès l’entrée au Caire, mégapole où les immeubles sont bâtis à deux mètres les uns des autres, au ras d’autoroutes surélevées. Toujours en pataugeant dans des cloaques, car les pluies de la nuit ont causé des inondations un peu partout, nous cheminons vers les bus et, à force de palabres, nous trouvons celui pour Gizeh, où le chauffeur nous fait cadeau des billets. Sur place, tous quatre à cheval avec un guide, nous cheminons d’abord dans des bidonvilles qui atteignent au comble du sordide, avant de déboucher sur le plateau des pyramides, en fait moins colossales que je l’imaginais, et hélas précédées d’un affreux bâtiment provisoire jouxtant la grande scène sur laquelle vient d’être donné l’opéra Aïda. À l’occasion d’un arrêt photo, on se fait prendre en bédouins, Yann et moi, sur un chameau (précisément un dromadaire) ; c’est haut, cet animal, et quand il se lève ou s’accroupit, cela occasionne des coups de tangagetangage : oscillation d'une coque d'avant en arrière. désagréables, en revanche sa marche à l’amble est très confortable. De vrais bédouins de la police touristique viennent faire le plein de bakchich et le guide nous tanne pour avoir sa part, soulignant le côté le plus détestable de ce pays.


Un bédouin d’opérette devant les pyramides.

Après un aperçu du Sphinx, qui n’a aucune allure vu de l’arrière, retour par un faubourg, au milieu des voitures. On s’amuse à quelques galops, y compris Carlo qui n’avait jamais monté, et Yann, le seul bon cavalier de la troupe, se retrouve par terre quand son cheval a la soudaine envie de se rouler dans le sable... Après une pause falafels et kebab, notre quatuor erre au terminal du Caire, un souk à la désorganisation totale, jusqu’au moment où au coin d’une rue on entend « Zuez, Suez ! ». Nous dormons tous dans le bus quand une forte secousse nous projette sur le côté : d’un coup de volant désespéré, le chauffeur vient d’éviter une semi-remorque non éclairée arrêtée en travers de la route ! Suite à quoi on se fait brinquebaler sauvagement, car on roule à fond sur une piste, afin d’éviter un barrage, nous font comprendre les autres passagers, pour qui tout cela est normal.

Un matin, une visite nous tire de nos couchettes : c’est Dima, l’un des Ukrainiens, qui tente sa chance pour se faire donner des cartes marines. À l’en croire, leur trio est parti d’Odessa sur ce voilier construit à Saint-Pétersbourg pour participer aux Jeux Olympiques de Barcelone de 1992 avec l’équipe nationale de 4,70. Lui a travaillé ensuite en France, à Argelès, Sète et Toulon, où afin de pouvoir rester en France il a tenté d’épouser une Toulousaine équipière sur la jonque La Dame de canton (qui finira comme restaurant flottant à Paris). Drôle d’histoire. Toujours est-il qu’on se met d’accord pour des photocopies et Yann l’escorte en ville afin de ne pas quitter les cartes des yeux. Yann revient après avoir vu le patron de Dima, qui se vante d’être à la tête d’un secteur de la mafia russe occupé à procurer des prostituées aux Égyptiens. Yann est maintenant son ami et s’il veut une fille, il n’a qu’à claquer des doigts... Outre cette bonne nouvelle, mon acolyte ramène aussi un téléphone satellite flambant neuf. Le soi-disant chef de la mafia russe passe nous voir à son tour par la suite : il se fait appeler Russlan "Raspoutine" et à mon avis il n’est pas grand-chose de plus qu’un petit trafiquant. Il est escorté du troisième larron, tout en débardeur noir et tatouages, qui fait office de garde du corps ; ce Vova, pas bien futé, est le moins inquiétant de la bande. En tous cas, ces types appartenaient fort probablement à l’équipe olympique d’Ukraine, car ils s’y connaissent vraiment en voile.

(février-mars 2001)